Avertissement : On lira ici le texte qui a fait l’objet d’une intervention devant de jeunes comédiens, au Théâtre Jules Julien de Toulouse le 20 février, dans le cadre d’un stage sur le thème “représentation, monde et théâtre“.

Monde, théâtre et transhumanisme

En préambule, j’énonce ce que je crois à propos de l’art et du théâtre, et d’abord ce que je ne crois pas. Je ne crois pas vraiment au pouvoir ”extatique” de l’art de voir sous la peau des phénomènes. C’est là une conception romantique qui me semble douteuse et inactuelle. Concernant le théâtre, je ne crois pas qu’il ait jamais eu le pouvoir d’être la conscience critique de la cité. Pour moi, l’essentiel du théâtre est ailleurs et tient à cette chose simple : la présence d’un corps à l’aplomb d’un texte, ou l’inverse, la présence d’un texte à l’aplomb d’un corps. Cette rencontre toujours troublante du texte et du corps souligne incidemment la vérité “humaniste“ du théâtre. Même dans le déchirement, l’angoisse, le cri, la prostration, le silence, l’incommunication, la violence, le théâtre est une interrogation sur l’humain, selon une définition somme toute classique (grecque) : est humain ce qui n’est ni dieu ni animal, mais quelque chose entre les deux, à la fois machine à faire des dieux et esprit hanté souterrainement par l’animalité en lui. Or si le transhumanisme remet en cause la finitude humaine et si la finitude conditionne la formulation et la possibilité d’un sens humain (expression est peut-être redondante), alors le développement de son programme affectera le théâtre comme tous les arts. Il le fera en falsifiant son intrigue propre, en virtualisant le rapport entre texte et corps.

  1. Arts, théâtre et transhumanisme

A partir de là plusieurs questions se posent. Qu’est-ce que le théâtre a à dire et à montrer sur le transhumanisme ? Qu’est-ce que le théâtre à l’époque du transhumanisme ? Qu’est-ce qu’un théâtre transhumaniste ?

On pourrait répondre que c’est un théâtre qui représente le monde transhumain ou le monde de l’homme transhumain. Mais d’emblée cette réponse appelle deux commentaires.

(1) Avant de s’interroger sur la représentation du monde transhumain, il faut s’interroger sur la possibilité d’une représentation du monde. Le théâtre et le monde forment une vieille amitié. Depuis la métaphore baroque, le monde est un théâtre (tragique, comique, tragico-comique, absurde…) et le théâtre est la scène où a lieu la représentation du monde. Le théâtre est justifié dans sa nécessité par la constitution même du monde : le théâtre se précède dans le monde, le monde s’explicite au théâtre. Pas de coupure en réalité, mais une continuité forte — et la critique de toutes les conventions du théâtre classique dans le théâtre moderne tente de restituer dans sa pleine visibilité cette entente première entre le théâtre et le monde.

Mais le monde est-il représentable ? Qu’on définisse le monde comme unitotalité (définition métaphysique : le monde est le tout de l’étant) ou comme horizon de constitution de donation d’un objet (définition phénoménologique), il défie les limites de la représentation, en quelque sens qu’on prenne le terme (phainomenon, phantasia, Vostellung, repræsentatio). Et quand le théâtre se mesure effectivement à la singularité du monde, il éprouve ses propres limites : toutes les règles d’unité dans la théorie classique signifient, négativement ou en creux, cette impuissance : le monde ne peut être représenté en lui-même mais seulement réduit dans son temps, son espace, les actions qui s’y déroulent. Curieusement, en préparant cette intervention, m’est revenu le souvenir du Soulier de satin de Claudel que j’avais vu dans sa version intégrale par J.-L. Barrault dans les années 1980. Claudel dit lui-même : « La scène de ce drame est le monde ». Mais même dans cet exemple extrême (11 heures de drame), la scène ne peut contenir le tout du monde (les pays les plus éloignés, l’attraction des âmes, le quadriparti comme disait Heidegger, la terre, le ciel, les hommes et les dieux). Alors il reste deux possibilités : consentir à la convention classique (le monde réduit à des unités dramatiques) ou refuser cette réduction en consentant à ne représenter que des éclats du monde (théâtre moderne et contemporain). Soit on feint de représenter le monde par réduction, soit on dénonce la fiction et du monde on ne représente qu’un fragment.

Mais aujourd’hui peut-être la question a changé. Il ne s’agit plus de savoir si et comment dire ou représenter le monde, mais si quelque chose comme un monde est possible. Ce n’est plus la totalisation du monde dans une représentation qui est problématique, mais la totalisation des représentations dans un monde, la mondanéisation du monde. Sous couvert de la fin d’un monde, nous vivons peut-être la fin de l’idée de monde (la mondialisation comme la négation du monde). Le contemporain du théâtre n’est pas l’impossibilité d’une représentation du monde mais l’impossibilité du monde même à se présenter.

(2) Mais ces questions sont ou bien prématurées ou bien naïves ?
Prématurées parce que le monde transhumain ou le monde de l’homme transhumain n’existe pas ou pas encore. Impossible de représenter ce monde qui n’est pas encore. Ou alors, sur ce terrain, le théâtre est devancé depuis longtemps par la science-fiction qui est une source d’inspiration puissante du transhumanisme — mais on peut évidemment envisager une adaptation théâtrale de la science-fiction.

Naïves, parce que le transhumanisme n’est pas simplement un thème que le théâtre pourrait traiter ou investir comme un objet de représentation sans en être changé. Car la vraie question n’est pas : qu’est-ce qu’un théâtre du transhumanisme, entendu comme un théâtre sur le transhumanisme mais qu’est-ce qu’un théâtre transhumaniste ? Quel effet le transhumanisme fait au théâtre ?
Ce peut être, au minimum, un théâtre qui multiplie des projets composites (performance, vidéo, site web), qui transfert dans d’autres médias ou qui démultiplie et délocalise l’événement théâtral. Mais au-delà d’un théâtre plus numérique, ce peut être plus radicalement par exemple un théâtre de l’acteur augmenté et/ou amélioré, et/ou du spectateur augmenté et/ou amélioré : un acteur transformé génétiquement (comme pourrait l’être un sportif) ou doté d’une interface numérique pour disposer en temps réel d’une bibliothèque immense de textes, et qui pourrait se dispenser de les apprendre ou d’exercer sa mémoire biologique pour avoir la liberté de les interpréter. Le transhumanisme remet en question l’instrumentalité particulière du corps naturel dans l’art dramatique.

Les nouvelles technologiques pourront/pourraient donc être autre chose que des partenaires de jeu de l’acteur, comme cela se pratique d’ores et déjà. Car l’interaction possible entre intelligence biologique/intelligence artificielle — quelque soit les réticences à parler même d’intelligence artificielle — n’induira(it) pas le même théâtre transformé dans ses pratiques scéniques et institutionnelles (le même théâtre autrement avec une technologie numérique ou biologique plus intégrée), mais un autre théâtre dont on peut se demander si, quand le corps dans sa naturalité en aura été expulsé comme le centre vivant, ce sera(it) encore du théâtre. Un théâtre transhumaniste ne sera(it)-t-il pas lui-même un théâtre en évolution vers un transthéâtre ? L’hybridation contemporaine entre théâtre, cirque, danse, musique, opéra, installation, vidéo, etc., la transgénéricité (spectacle vivant) … appartiennent encore à l’âge du théâtre traditionnel (spectacle de vivants humains). Le geste et la parole font cercle dans le corps. Le théâtre du corps (du langage du corps contre un théâtre du texte, du langage du texte) est encore, autant que lui, un théâtre de la représentation : le corps ou le texte est une alternative faussement critique car il s’agit du même dispositif théâtral, ce qu’on a désigné comme l’aplomb d’un texte et d’un corps. Autrement dit, le théâtre transhumaniste sera(it) un théâtre adhérant à l’idéologie du transhumanisme qui prône un dépassement de la finitude humaine, des limites du corps et du cerveau biologiques, ce qui se traduirait en l’occurrence par le dépassement du modèle performatif de la représentation :  davantage un autre du théâtre qu’un autre théâtre.

C’est déjà clairement le message du Critical Art Ensemble qui publiait dès 1994 un manifeste : Le Théâtre recombinatoire et la matrice performative :

« Ce nouveau rapport social entre le corps électronique (le corps sans organe) et le corps organique est l’un des meilleurs matériaux qui soient pour le théâtre. Les ressources du jeu doivent transcender le corps organique, clé de voûte des modèles performatifs de la représentation. A l’heure des médias électroniques, il est déplacé de prétendre que la performance s’épuise sous le signe de l’organique. Après tout, le corps électronique joue toujours son rôle sur toutes les scènes, fut-ce in absentia. »

Mais l’art contemporain peut assez facilement accueillir le transhumanisme en recyclant l’expérimentalisme qui lui sert de principe esthétique. D’ailleurs il existe peut-être déjà des arts transhumanistes. Sous l’expression large d’arts transhumanistes on peut regrouper trois tendances :

« 1) l’art trans/posthumaniste proprement dit qui applique les technologies au corps humain sans visée d’utilité ; 2) les représentations et fictions qui mettent le trans/posthumain en scène, telle la science-fiction ; 3) les arts “non humains“ : dans le bio-art, l’artiste applique les technologies au vivant non humain suivant une visée esthétique ; avec les peintures de singes ou la créativité machinique, “artistes“ et “œuvres“ sont non humains » (Gilbert Hottois, Philosophie et idéologies trans/posthumanisme (Vrin, 2017, p.137).

Il existe un Manifeste des arts transhumanistes  (www.transhumanist.biz/transhumanistartsmanifesto.htm).

  1. Leur visée reste esthétique : susciter des expériences sensorielles et émotionnelles nouvelles par des transformations du corps en utilisant des technique biologiques ou cybernétiques, sans partager les visées d’utilité, la visée augmentative ou améliorative par les technosciences dans le transhumanisme. On peut citer l’australien Stelarc qui privilégie des prothèses électro-mécaniques (troisième main robotique “greffée“ sur son avant-bras droit, exosquelette arachnéen, oreille bio-électronique connectée implantée sur l’avant-bras) ou la français Orlan issu de l’art corporel ou de Marion Laval-Jeantet qui s’injecte par intraveineuse du sang de cheval compatible pour modifier son potentiel sensoriel
  2. Les représentations fictionnelles, initialement littéraires, qui préparent l’humanité à des transformation bio-technologiques et à en jouir de manière anticipée et sans risque.
  3. Les arts non humains, soit en raison de leur cible (bioart) soit en raison de leur origine (productions animales ou productions IA). L’exemple le plus fameux est le lapin Alba fluorescent après transplantation de gène de méduse (Kac). La production d’œuvres IA est encore balbutiante.

La spécificité des arts trans/posthumanistes est double :

  1. Elle repose sur la fusion entre arts et technosciences, et même dans la double compétence artistique et scientifique de ses acteurs (artistes technoscients ou technoscients artistes).
  2. Elle participe à la mutation du concept de science : la transformation de la perception et des pratiques par les sciences et les techniques n’est pas simplement un effet extérieur (utiliser des savoirs techno-scientifiques à des fins esthétiques) mais elle est opératoire, ingénierique. Ces arts s’inscrivent dans la transformation du concept logo-théorique de la science vers son concept techno-pratique. La science contemporaine ne représente pas le réel mais le façonne. Comme dit G. Hottois :

« La science-fiction est … un domaine d’expression privilégié de l’imaginaire et des idéologies trans/posthumanistes. L’intérêt de la locution “science-fiction“ va au-delà. La science moderne, les technosciences sont “science-fiction“ si l’on considère la racine étymologique du mot “fiction“. Le verbe latin “fingere“ signifie primitievement “façonner, modeler matériellement, fabriquer“. C’est en un sens second qu’il veut dire aussi “(se) représenter“, “s’imaginer“. Compte-tenu de ce sens originel, il est permis de dire, que nous vivons de plus en plus complètement dans un monde de science-fiction, un monde façonné par la science devenue technoscience. La science “fictionne“ et ce fictionnement technoscientifique est irréductible aux seules visées de vérité, de prédiction, de domination et d’utilité. Le trans/posthumanisme étend à l’être humain l’universel façonnement technoscientifique » (ibid., p. 146)

Laurent Cournarie, Président de la Commission Philosphie de NXU Think Tank

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