Les machines contemporaines ne sont plus des machines archimédiennes. Elles ajoutent à la matière et à l’énergie, à la transformation d’une énergie en mouvement, le concept d’information et même le traitement automatique de l’information. C’est pourquoi les hommes leur confient non plus seulement des tâches physiques pour substituer leur force démultipliée à nos faiblesses ou pour augmenter par leur puissance notre action sur la nature et la productivité, comme par le passé, mais des tâches intellectuelles : compter ou calculer, puis enchaîner des raisonnements logiques, et finalement résoudre toutes sortes de problèmes. Autrement dit, ce qui passait pour proprement humain ou pour caractériser les capacités intellectuelles supérieures, est partagé par les hommes et par les machines. Les hommes délèguent des capacités cognitives aux machines qu’ils ont inventé.

Par-là même, (1) les machines « intelligentes » (ou les machines par les programmes dont elles sont le support matériel) sont nomades et virtuelles en quelque sorte, constamment disponibles, non localisables en tous cas. Elles se libèrent d’un espace physique assigné ; (2) elles ne sont pas instruments de mouvement ou de force, mais elles commandent ces engins à distance ; (3) elles peuvent être polyvalentes : calculer, écrire, traduire, dessiner…

Mais le point commun de ces trois caractéristiques des nouvelles machines (IA et robots) c’est peut-être qu’elles présentent une forme d’autonomie et, pour ainsi dire, une vie autonome. Elles accomplissent des opérations sans nous, pour nous, à côté de nous. Aussi obligent-elles à revoir notre conception des rapports entre humains et machines et, plus largement, entre vivants et machines. Telle est la thèse iconoclaste développée par Dominique Lestel dans Machines insurrectionnelles dont le sous-titre est : « Une théorie post-biologique du vivant » (Paris, Fayard, 2021). Par-là, il n’entend pas des machines qui s’insurgent contre les humains, mais des « machines qui résistent aux usages que les humains en font, qui génèrent des frictions et avec lesquelles il faut négocier ». Il n’hésite pas à parler également à leur sujet de « machines existentielles ».

Il s’intéresse particulièrement à la robotique autonome. Un robot autonome est une IA dotée de senseurs et d’effecteurs. Il perçoit le monde et a la capacité d’agir sur lui à partir des informations enregistrées par lui-même. Il a un corps, mais ce n’est un corps ni végétal, ni animal ou humain. Donc c’est une machine (un artefact) qui peut effectuer des tâches dans un environnement sans intervention humaine. Il est très différent du robot industriel sur une chaîne de montage qui a été programmé pour effectuer avec une extrême précision une tâche répétitive. Le robot autonome décide de son plan d’action sans la « supervision » d’un être humain. Il est capable de « montrer ce qu’on identifie aisément comme une forme d’initiative » (ibid., p. 11) dans ce qu’il fait.

Mais si les robots peuplent toujours davantage nos milieux de vie familier (espace domestique et lieu de travail[1]), et même 1) s’ils sont inventés/fabriqués par des ingénieurs humains (artefactualité), 2) pour soulager le travail humain, ou accélérer une opération, améliorer un service, réduire un coût … (fonctionnalité), si donc 3) les hommes conservent avec eux un rapport instrumental (instrumentalisation), il n’en demeure pas moins que ces nouvelles machines enrichissent le monde humain ou constituent un nouveau type d’entités qui entrent en interaction avec les humains et avec les autres vivants. On peut ainsi supposer qu’à l’avenir les familles ne seront pas seulement parfois recomposées, mais toujours multi-composées d’humains, de végétaux, d’animaux et de robots.

Donc de fait, ces derniers sont amenés à devenir des « partenaires » de vie. Les hommes sont/seront obligés de composer avec les robots autonomes. Non seulement on se sert des machines « intelligentes » sans pouvoir se dispenser de s’en servir — on est libre dans l’usage, mais aliéné dans le dispositif, pour tout : se déplacer, échanger, communiquer … Mais en plus, dans le cas des machines « autonomes », les hommes doivent apprendre à vivre avec elles et à reconfigurer par leur omniprésence et leur interaction dans nos existences individuelles et collectives leur conception de la vie et du monde.

D. Lestel sur cette base développe une philosophie audacieuse qui va au-delà du discours ambiant sur la nécessaire adaptation du monde du travail aux machines (repenser en amont les métiers, la formation, etc.) ou bien sur ce que G. Anders nommait « la honte prométhéenne », càd le sentiment qui saisit l’homme ou l’ingénieur de son humiliation devant les performances des machines qu’il a inventées et qui ponctuellement surpassent l’homme le plus doué (« honte devant leurs instruments d’une humiliante perfection »)[2].

Le problème est plus large que la transformation économique des sociétés, la fierté euphorique ou la peur qu’inspirent les nouvelles machines. Il pourrait peut-être s’inscrire dans le projet de G. Simondon pour renouveler le regard sur la technique en redonnant à celle-ci sa juste place dans l’ensemble de la culture humaine[3].

Toutefois il ne s’agit pas ou plus seulement pour Lestel (comme chez Simondon) de réconcilier la culture avec la technique, de promouvoir un nouvel humanisme contre « le facile humanisme » (G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, p. 9) et même un 3ème encyclopédisme (enjeu) — ce qui exige de penser l’objet technique non plus à partir de son usage mais de son fonctionnement (méthode). Désormais le problème porte, pour ainsi dire plus radicalement encore, sur un élargissement de notre conception de ce que veut dire « être vivant ».

D. Lestel prolonge par là sans doute son propre travail (par exemple dans Les origines animales de la culture) qui consiste finalement à remettre en cause nos schémas de compréhension du monde, càd les frontières entre les règnes ontologiques. Ainsi, nous sommes peut-être restés largement aristotéliciens si nous continuons à distinguer l’inanimé, le vivant et l’humain. La vie survient dans la matière et la pensée survient dans (l’évolution de) la vie. Sans la vie organique (carbone, ADN), pas de pensée : l’organisme vivant est, au moins de fait, la condition de l’apparition de la pensée — c’est pourquoi on est tenté de supposer que l’intelligence est l’intelligence naturelle, càd l’intelligence d’un cerveau biologique, et que l’intelligence artificielle est une sorte de contradiction[4]. Et dans le vivant, et dans le genre animal, et dans une certaine lignée de mammifère, et dans une certaine ligne évolutive des hominidés…, apparaît le genre Homo puis le genre Sapiens. Et ce qui spécifie sapiens c’est la fabrication d’outils, d’outils d’outils et finalement de machines. La machine dépend de l’intelligence qui est une propriété émergente (contingente ?) de la vie, qui est une propriété émergente (contingente ?) de la matière.

Mais la philosophie, antérieure à toute théorie de l’évolution, a distingué et opposé les règnes. Du moins l’homme s’est constitué comme un empire dans un empire : l’homme est le seul animal qui pense, et la machine qui est un artefact de l’intelligence humaine n’est ni pensante ni vivante.

Or D. Lestel a commencé par questionner la différence animal/homme en montrant qu’il y a une culture animale, que la culture ne débute pas avec l’humanité. Donc au lieu de : vivant-animalité [humanité-culture symbolique et technique], il faut ouvrir la culture sur le règne animal : animalité ]culture[ humanité. Mais dans son dernier ouvrage, il semble aller plus loin encore, en ouvrant l’humain sur le vivant et la machine : vivant ]humain[ machine. Il continue à interroger les frontières ou l’illusion des frontières étanches. La production des robots autonomes contribue à faire douter de celles-ci au point de nous obliger, finalement, au-delà du statut indéterminé de l’humain (dont la notion remplace partout le concept d’ « homme »), à réviser notre conception de ce que « être vivant » signifie : humain ]vivant[machine.

Lestel déplace alors l’angle de la réflexion sur les nouvelles machines autonomes. D’habitude, on privilégie trois types d’approches ou de discours :

  • Réduire le robot autonome à une machine comme les autres (conception positiviste)
  • Voir dans le robot autonome la première étape d’un homme artificiel ou d’un vivant artificiel qui serait comme un homme ou comme un vivant, à la différence près de ses constituants (électroniques au lieu de carbonés) (conception « transhumaniste »)
  • Déréaliser le robot autonome en n’y voyant qu’une expression du (néo-)capitalisme (conception culturaliste).

Mais il est plus intéressant ou pertinent de prendre conscience que le robot autonome vient déstabiliser en quelque sorte notre ontologie, notamment l’opposition chose/personne. Il ne s’agit pas de reprendre l’idée, entretenue par la littérature de science-fiction, que les machines prennent le pouvoir sur les hommes, qu’elles entraînent la dissolution ce toutes les qualités qui faisaient l’humanité de l’homme, qu’elles sont devenues le sujet de l’histoire, que l’homme est devenu « le berger des automates » selon l’expression de G. Anders, mais bien plutôt qu’elles perturbent nos catégorisations et, pour ainsi dire, notre ontologie de base.

Lestel conteste les prémisses réalistes de notre conception du monde. Nous pensons savoir ce qu’est le monde, qu’il y a un monde, que ce monde est peuplé d’entités : les vivants dont les hommes, et les machines dont les hommes sont les inventeurs — en y ajoutant éventuellement les dieux ou des anges et des démons. Ce qui rend le partage simple : par ex. les hommes et les dieux d’un côté contre le reste des vivants et des non vivants, ou les hommes et les machines à leur service, et facultativement au-dessus d’eux les dieux, et nécessairement en dessous ou à la marge les vivants et les non vivants… Or le monde n’est pas une représentation, mais il est ce que les actions dans des contraintes font.

« Nous comprenons le monde en même temps que nous le construisons parce que le monde est ce que nous faisons. Nous n’accédons au monde qu’à travers nos actions » (D. Lestel, Machines insurrectionnelles, op. cit., p. 12).

Le réalisme pense au contraire que le monde est là et que nous agissons dans le monde. On découvre ce qu’il est et ce qu’il y a dans le monde. Dès lors les machines viennent simplement s’ajouter au monde existant, et permettent d’exploiter la nature pour le confort matériel de l’humanité. Simplement, l’humanité prend peur quand le développement des machines menace l’emploi (les robots vont-ils remplacer le travail des humains ?) la démocratie (les machines ne compromettent-elles pas les libertés fondamentales ?), la morale (un robot peut-il être une personne ?). Mais si le monde est façonné par les actions, si la connaissance n’est pas une découverte mais une adaptation, un « constructionisme »[5], alors les machines ne s’ajoutent pas vraiment au monde. Elles contribuent à le façonner avec les hommes pour ainsi dire. Plus généralement encore, les robots autonomes interrogent notre compréhension du vivant. Les machines ne sont pas vivantes. Mais on vit avec, et les robots autonomes coopèrent à nos actions.

« Il ne s’agit pas de savoir si des machines peuvent être vivantes, mais comment rendre vivantes de telles machines et comment de telles machines transforment profondément ce que signifie « être vivant » (ibid., p. 22).

Le projet est donc, comme le dit le sous-titre, de proposer une « théorie post-biologique du vivant », ce qui revient à considérer que le vivant déborde la biologie.

« La robotique existentielle (càd la conception et la construction de robots qui sont capables de se comporter avec des humains, des animaux ou d’autres robots comme êtres vivants) ouvre un espace inédit fascinant et renouvelle en profondeur le débat sur les frontières entre ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas » (ibid., p. 92).

Tout n’est pas clair dans la thèse de Lestel. Il y a plus d’un élément qui passera pour contestable, comme l’énoncé suivant, d’allure circulaire qui, semble-t-il, commande implicitement l’ensemble du raisonnement :

« si des machines commencent à être considérées comme vivantes, ce que signifie être vivant se transforme — qu’on le veuille ou non » (ibid., p. 88).

Ce qui laisse supposer que le vivant ne se laisse ramener à aucune définition en termes de propriétés nécessaires (ibid., p. 91). Dès lors, un « vivant artificiel » n’implique pas contradiction s’il est capable de rétroactivité, de récursivité qui est le phénomène élémentaire de la vie, depuis les premiers travaux en cybernétique.

Il s’agit donc de penser les « façons d’être humain et les façons de devenir vivant » (ibid., p. 34). Aussi convient-il de parler d’ « humanitude » plutôt que d’ humanité, considérant qu’être humain n’est pas un donné, mais un processus constamment inventé :

« L’humain doit plutôt être conçu comme un dispositif métabolico-culturel qui est prêt à s’agencer avec toutes les opportunités qui s’offrent à lui — pour le meilleur et pour le pire. Corrélativement, si être humain n’est pas directement impliqué par une biologie constitutive, on peut imaginer que d’autres façons de devenir humain sont envisageables — qu’il existe par conséquent plusieurs façons de devenir humain — et, de façon plus générale, de devenir vivant » (ibid., p. 35).

Donc ce qui est aujourd’hui requis de la pensée contemporaine et notamment de la philosophie, ce n’est pas d’étendre avec enthousiasme ou frilosité à des « non-humains » des termes réservés jusque-là aux humains, mais de transformer le sens de ces termes. Ce n’est pas le monde qui devient obsolète, mais « ce » monde. Il convient de repenser la valeur des vivants pour nous, par les vivants artificiels, de « s’engager dans un nouvel espace de pensée », que Lestel nomme « l’éthologie philosophique » (ibid., p. 37). Donc le vivant artificiel est une extension du vivant ou le vivant organique (n’)est (qu’)une des dimensions du vivant. Le vivant n’a rien de naturel. Est vivant ce qui est reconnu comme vivant par les interactions qu’on entretient et qu’on accepte d’entretenir avec lui. Or on peut s’attacher à un vivant artificiel qui est en lui-même un « dispostif relationnel ». Les machines insurrectionnelles obligent à envisager la vie telle qu’elle pourrait être. Et les artefacts vivants ne datent pas des ordinateurs : les robots existentiels s’inscrivent dans une histoire ancienne et complexe « dans laquelle on compte les marionnettes, certes, mais aussi les fétiches, les gris-gris et les amulettes » (ibid., p. 120-121).

« Penser qu’on pourrait avoir des machines vivantes sans que ce que signifie “être vivant” soit profondément transformé est une illusion. Cette robotique est une post-biologie et une non-psychologie. C’est une post-biologie qui remet la biologie à sa place d’étude des constituants du vivant carbonné, et non du vivant en général. C’est une non-psychologie qui ne s’appuie pas sur des catégories culturelles surdéterminées comme celle de raisonnement ou celle de soi, pour rendre compte de l’intelligence des machines. Ce qui est fécond n’est pas d’appliquer des catégories rebattues et de plus en plus problématiques aux artefacts quasi autonomes contemporains, mais de saisir l’opportunité des difficultés rencontrées pour sortir de ces catégories désormais obsolètes. En d’autres termes, la question n’est pas de savoir si les robots sont vivants, mais quels sont les dispositifs que je peux mobiliser à cette fin, et quelles sont les pratiques dans lesquelles je suis prêt à m’engager pour leur donner un tel statut. La robotique existentielle s’oriente vers une captation un peu sauvage du désir de donner un statut de vivant à des machines, et ce désir guide leur conception depuis ses débuts.

(…)

Rendre les robots vivants, c’est … nous rendre, nous humains, différemment vivants de ce que nous étions avant de devoir partager nos existences avec eux. Un enjeu central des robots existentiels … est de créer des communautés hybrides de partage de sens, d’intérêts et d’affects avec des agents dont le statut même de vivant fait partie de ce qui doit être négocié au sein de la communauté concernée… (…) Être vivant n’est pas une priorité. C’est un dispositif relationnel et performatif qui met en jeu des compétences (biologiques ou non) sans s’y réduire pour autant. (…) Les marionnettes et les robots existentiels ne deviennent des êtres vivants que si nous leur en donnons l’opportunité, si nous leur offrons une écologie dans laquelle ils peuvent vivre » (ibid., p. 117, p. 123- 124)

Les humains doivent se montrer libéraux dans leur approche des robots existentiels : même s’ils ne sont pas des êtres biologiques, du moins s’ils présentent certaines caractéristiques d’être vivants, alors il n’y a aucune raison de ne pas les considéré comme vivants (ibid., p. 128).

Donc il faut dépasser le positivisme sous ses trois formes :

P1 : une machine n’est qu’une machine.

P2 : croire qu’une machine puisse être un être vivant soit fatalement une illusion.

P3 : réduire les espoirs et les craintes des robots à des problèmes sociétaux (exploités/exploiteurs).

Au contraire, la robotique autonome oblige à une révision ontologique qui brouille les frontières trop simples entre vivant et non vivant. La biologie est ainsi dépassée par le vivant (ibid., p. 250) — irréductible au vivant biologique. Ce qui n’implique pas de traiter axiologiquement à égalité les vivants artificiels et les vivants phylogénétiques. Mais si les vivants biologiques ou phylogénétiques ont plus de valeur parce qu’ils n’ont pas été fabriqués par les humains, il n’en demeure pas moins qu’on peut entrer en relation (notamment affective), avec les vivants artificiels, qu’ils entrent en communication avec et dans nos vies. Or, finalement, est vivant ce qui est considéré ou reconnu comme vivant par un autre vivant (p. 254). C’est pourquoi l’animisme pourrait bin fournir des « ressources pour comprendre les technologies contemporaines » (p. 255) ! Bref, Lestel demande qu’on accepte de laisser vivre les robots, qu’on ne les empêche pas d’avoir le statut de vivants (ibid., p. 252). La proposition ne laisse pas d’être paradoxale et même provocatrice, si un vivant ou un organisme n’est pas une machine[6].

Bibliographie

Lestel D., Machines insurrectionnelles — Une théorie post-biologique du vivant Paris, Fayard, 2021.

Les origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001.

Anders G., L’Obsolescence de l’homme, Paris, Ivréa, 2002.

Canguilhgem G., La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1965.

Simondon G., Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958.

 

 

Auteur :

Laurent CournarieProfesseur de philosophie – Chaire Supérieure – Première supérieure – www.laurentcournarie.com

[1] Les AMR (Autonomous Mobile Robot) sont très présents dans les entrepôts pour le transport des palettes par ex., qui différent des AGV (Autonomous Guided Vehicule).

[2] G. Anders, L’Obsolescence de l’homme, Paris, éd. Ivréa, 2002, p. 23.

Voici un florilège de citations sur la honte prométhéenne : « … la honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées. (…) La honte de devoir son existence – à la différence des produits qui, eux, sont irréprochables parce qu’ils ont été calculés dans les moindres détails – au processus aveugle, non calculé et ancestral de la procréation et de la naissance. Son déshonneur tient donc au fait d’ “être né”, il refuse d’être quelque chose qui n’a pas été fabriqué ; ce n’est pas parce qu’il s’indigne d’avoir été fabriqué par d’autres (Dieu, des divinités, la Nature), mais parce qu’il n’est pas fabriqué du tout et que, n’ayant pas été fabriqué, il est de ce fait inférieur à ses produits. (…)  être “là”. Mais ce qui lui fait mal, ce qui le gêne, c’est d’exister comme un “fils naturel” et non com- me un produit légitime ; comme un être engendré et non comme un être produit; comme un homme et non comme un instrument de la même “souche” que les autres, fonctionnant avec précision, modifiable, reproductible. (…) Si quelqu’un pouvait prétendre incarner ce « nous », ce serait la minorité́ des chercheurs, des inventeurs et des experts qui maîtrisent vraiment les arcanes de la production. Mais nous, c’est-à-dire 99 % des contemporains, nous n’avons pas « fabriqué » les machines (les machines cybernétiques, par exemple) ; nous ne les percevons pas comme « notre » œuvre mais comme des objets insolites, alors que ce que nous produisons nous-mêmes ne nous semble jamais insolite.

(…) Quant à l’homme qui est confronté pour la première fois à une computing machine au travail, il est plus éloigné́ encore de tout sentiment de fierté́ et de maîtrise. Le spectateur qui s’exclamerait : “Bon sang, quels sacrés types nous sommes pour avoir fabriqué une pareille chose !” ne serait qu’un plaisantin. Il chuchotera plutôt en hochant la tête : “Mon Dieu, quelle machine !”, et se sentira très mal à l’aise, à demi épouvanté́ et à demi honteux, dans sa peau de créature » (Günter Anders, L’Obsolescence de l’homme (1956), Paris, Ivrea, 2002).

[3] « Pour redonner à la culture le caractère véritablement général qu’elle a perdu, il faut pouvoir réintroduire en elle la conscience de la nature des machines, de leurs relations mutuelles et de leurs relations avec l’homme, et des valeurs impliquées dans ces relations. Cette prise de conscience nécessité l’existence, à côté du psychologue et du sociologue, du technologue ou mécanologue » (G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958, p. 13).

[4] Étienne Klein note, dans un entretien avec Yann Le Cun en 2017, qu’« intelligence » en anglais (capacité à analyser des données, traiter des informations) n’a pas exactement le même sens qu’en français (argumenter, créer des concepts, élaborer une pensée critique…et on pourrait peut-être traduire « intelligence » au sens français par cleverness, smartness, voire imagination). Dès lors le problème intelligence naturelle vs artificielle serait un faux problème.

[5] Le terme est choisi à dessein pour ne pas être confondu avec le « constructivisme », pierre angulaire ou présupposé de toutes les sciences sociales.

[6] Voir le célèbre article de G. Canguilhgem « Machine et organisme », La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1965).

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