La notion de bien commun avait pu disparaître du vocabulaire et de la théorie politique modernes au profit de celle d’intérêt général[1], plus conforme à l’esprit de la démocratie libérale, rétive à définir un bien (substantiel) comme fin et norme de la vie publique[2]. Toutefois, les crises contemporaines, écologique et sanitaire, sans rien préjuger de leurs liens éventuels ou avérés, redonnent une actualité à cette notion qui pouvait sembler vieillie. La question du (bien) commun reproblématise alors les principes de liberté, d’égalité et de fraternité qui définissent la démocratie.
Le vaccin comme bien commun
Le cas des vaccins en est l’illustration. Beaucoup de voix demandent d’élever les vaccins au rang de biens communs. En effet, le virus touche toutes les populations, mais toutes n’ont pas le même accès au traitement vaccinal. 9 personnes sur 10 des pays pauvres n’en ont pas bénéficié quand ils ont été disponibles. C’est pourtant à la fois un problème d’égalité (ou alors il faut admettre que toutes les vies humaines ne se valent pas ou ne sont pas égales) et de sécurité sanitaire (si l’on veut que la pandémie ne soit pas cyclique). Donc les vaccins devraient tomber dans le domaine public — avec toutefois compensation financière pour les laboratoires[3].
Mais la politique et l’économie sont ainsi organisées que les États doivent composer avec les industries. Or ce sont elles qui produisent, innovent et assurent la croissance. Et cette production et cette innovation ont un coût et s’inscrivent dans une compétition mondiale. Donc la gratuité des vaccins serait acceptable seulement si la production et la recherche obéissaient elles-mêmes à des règles de droit cosmopolitique, ce qui n’est pas le cas.
Le brevet[4] est au cœur du modèle économique de l’innovation technologique[5] (ici pharmaceutique). D’un côté il récompense la liberté d’entreprendre et d’innover, le risque (à la fois théorique et financier). Mais de l’autre il produit des effets d’inégalité. Le brevet impose le respect du droit de la propriété intellectuelle qui donne à son producteur le monopole sur son produit en fixant son prix et sa quantité sur le marché. Imposer la gratuité des vaccins remettrait en cause le principe de liberté dans un monde ouvert et la compétition qui dynamise la recherche et profite finalement à l’ensemble de l’humanité[6]. Mais le même modèle économique du brevet écarte des populations entières des fruits et du bénéfice de cette libre innovation. Donc comment concilier l’égalité et la solidarité entre les peuples avec la liberté et le droit à la propriété (intellectuelle) qui conditionnent le dynamisme technologique ?
Les seuls acteurs aujourd’hui à pouvoir contraindre les industries et les laboratoires pharmaceutiques pour l’égalité vaccinale mondiale sont encore les Etats — l’OMC ne pouvant faire que des recommandations. Avec l’accord de l’OMC, le droit des brevets qui profite aux laboratoires peut être suspendu temporairement. L’Afrique du Sud et l’Inde en ont fait la demande, mais les États où les laboratoires ont mis au point les vaccins ont refusé cette mesure. Dans un premier temps, ils ont pensé satisfaire le principe de solidarité en finançant le programme COVAX (pour un accès mondial et équitable au vaccins anti-Covid), soit 2 milliards de doses gratuites pour 92 pays pauvres jusqu’à la fin 2021. Mais c’est une réponse partielle qui ne peut couvrir toute la population mondiale et avec des délais importants. Il y a une autre réponse possible, encore à la disposition de la souveraineté des États : faire renoncer temporairement un laboratoire à son brevet et permettre à une industrie locale de produire le vaccin — ce qu’on appelle une licence d’office.
Le cas du vaccin dans le cadre d’une pandémie pose de manière concrète la complexité d’une justice cosmopolitique, en remettant en cause le droit du brevet, c’est-à-dire le modèle économique de l’innovation (“Recherches et Innovations” est le projet et le support du PIB), le financement de la recherche entre privé et public — mais la part publique du financement pourrait justifier de faire des vaccins des biens publics communs.
Les biens cosmopolitiques
Au-delà du cas des vaccins, il s’agit donc de réfléchir à la notion de bien commun d’un point de vue cosmopolitique. Ainsi on peut considérer que parmi les biens externes, il y a des biens d’intérêt cosmopolite, c’est-à-dire des biens qui concernent tous les êtres humains, sans considération de nationalité ou de culture[7]. On peut encore distinguer dans cette catégorie des biens communs à tous les humains (le climat de la Terre, ses ressources éventuellement)[8], et des biens ayant une valeur humaine universelle ou des biens sociaux d’intérêt humain universel : un revenu économique ou des droits (l’éducation, l’hospitalité, la liberté de circulation…).
Mais, évidemment, qu’il existe de tels biens n’implique pas le cosmopolitisme (le dépassement institutionnel du multipolitisme). Certains biens peuvent être d’intérêt cosmopolite et plusieurs États rivaliser pourtant, soit pour les obtenir soit pour s’en réserver le bénéfice ou l’usage : si x intéresse A, B, et C, cela n’implique pas que A, B, C coordonneront leurs actions pour obtenir x équitablement. Donc la reconnaissance des biens communs n’implique pas le cosmopolitisme. Ou plutôt, c’est un problème de savoir comment une politique cosmopolitique des biens cosmopolites est possible.
Le cosmopolitisme a longtemps été défendu d’abord au nom de l’artificialité des frontières, des divisions nationales (ce qui est premier c’est l’unité de l’humanité[9]), puis de l’irrationnalité des conflits entre les États[10]. Aujourd’hui c’est un principe de justice sociale qui prévaut, qu’on peut nommer « principe de l’allocation cosmopolitique des biens sociaux cosmopolites » et qu’on peut énoncer ainsi : si un bien naturel (climat…) ou social (droit) est d’intérêt cosmopolite, aucune action ou disposition pour le produire ou l’allouer n’est juste, si elle ne vise pas la totalité des humains. Ainsi si l’éducation est un bien commun social, il est injuste de l’allouer seulement à un sous-ensemble des êtres humains : ou si c’est un bien humain commun de pouvoir jouir d’un environnement naturel non saturé de polluants, de pouvoir consommer une alimentation saine, toute politique qui ne garantirait pas la disponibilité d’un tel bien à tous ne serait pas juste.
On voit clairement ici un changement du statut de la justice soulevé par le cosmopolitisme par rapport au multipolitisme. L’injustice est d’ordre intragénérationnel dans le cadre du multipolitisme (répartition inégalitaire des biens) alors qu’il est intergénérationnel dans celui du cosmopolitisme (interdire un développement durable, garantissant la disponibilité intergénérationnelle des ressources : prendre ou voler ce qui revient à ses propres enfants…). Cette dimension intergénérationnelle est évidemment un facteur de profond renouvellement de la pensée politique. Mais quel modèle doit suivre la politique d’allocation des biens communs ? Que peut être une politique cosmopolitique des biens cosmopolites ?
A nouveau, si la constitution d’un Etat mondial n’est pas souhaitable, si celle d’un cosmopolisme qu’on peut qualifier de « migmophile » (migma, mélange) faisant disparaître le pluralisme des Etats-nations paraît peu probable, peut-être faut-il admettre que la seule option disponible et raisonnable est la cosmopolitisation progressive du multipolitisme. Le système pluraliste n’implique pas que chaque État agisse sans jamais se soucier des effets externes sur les autres. Un système pluraliste coopératif est possible où les États se soumettent à des règles qui exigent des compensations des effets externes négatifs (taxes) ou des engagements pour une autolimitation de ces effets. Cette possibilité correspond à l’évolution contemporaine de notre monde politique.
En effet, un consensus émerge et se renforce toujours davantage sur la nécessité de penser et d’agir de manière cosmopolitique pour retarder, diminuer l’impact universellement négatif du développement économique mondial. Nous savons sans aucun doute que si 9 milliards d’êtres humains en 2050 consomment comme la moyenne actuelle des pays de l’OCDE, la Terre ne suffira pas à fournir les ressources nécessaires et à assimiler les déchets. Et les conséquences sont elles-mêmes connues : mortalités induites, déplacement et migration climatique, processus irréversibles (cycle du carbone) … c’est-à-dire finalement invivabilité croissante du monde pour l’humanité et l’ensemble du vivant. Les conférences internationales sur le climat soutiennent et manifestent un effort pour cosmopolitiser les questions énergétiques et environnementales — et cet effort est relayé par la pression des organisations non-gouvernementales et des opinions publiques qui constituent une espèce de cosmopolitisation des consciences individuelles. Les États s’engagent à des actions non pas parce que c’est leur intérêt national, mais parce qu’ils s’élèvent à et adoptent un point de vue cosmopolitique sur la politique — un “nous” plus large que la communauté nationale, potentiellement universel. La politique des États est subordonnée à une organisation “sympolitique” du monde, prenant des décisions communes sur des biens communs (à l’humanité). Cette mutation du multipolitisme vers le cosmopolitisme, la cosmopolitisation ou la sympolitisation de la politique, est bénéfique à l’ensemble de l’humanité.
Mais le temps presse, et ce qui est voulu ne l’est pas assez fort ni assez vite. Cette mutation n’a d’égale que la faiblesse motrice de cette volonté cosmopolitique, ou ce qu’on peut encore appeler, une “acrasie”[11] collective. Le rapport de l’AIE (agence internationale de l’énergie) montre que si toutes les mesures préconisées étaient effectivement mises en œuvre, on pourrait espérer une stabilisation à long terme des émissions de gaz à effet de serre autour de 550ppm de CO2, soit une hausse moyenne de température de 3°. Pour atteindre une augmentation de 2,5°, il faudrait fixer le seuil à 450 ppm — ce qui implique des mesures drastiques qu’aucun État n’est prêt à consentir unilatéralement. Autrement dit, dès que les partenaires doivent s’accorder sur des concessions, des contributions, des autolimitations, il est probable que le résultat soit sous-dimensionné par rapport à ce que pourrait vouloir un seul agent responsable. A quoi il faut ajouter l’inertie du passé (impossibilité de renouveler toutes les technologies polluantes par des technologie plus sobres et plus propres ou qui n’existent pas encore), la lenteur à légiférer et le manque d’efficience d’une règle (aucun dirigeant ne pense que la disparition de 140 000 km2/an de forêt est une bonne chose, mais la gestion des forêts ne dépend pas exclusivement des États) qui suppose des intermédiaires et surtout une réorganisation des pratiques sociales, des habitudes individuelles — ce qui, à son tour, requiert une éducation des populations et des acteurs concernés (par exemple pour réduire la surpêche). Autrement dit, la société globale ne se manœuvre pas aussi facilement qu’un État ou, a fortiori, qu’une commune.
Dès lors, si un monde fonctionnant sur le régime cosmopolitique est meilleur qu’un monde multipolitique, on peut craindre que la volonté cosmopolitique pour toute l’humanité, y compris celle qui n’existe pas encore (générations futures), passe toujours en second par rapport à la volonté localisée, ici et maintenant : la fin du mois avant la fin du monde. Aussi peut-on se demander si l’écologie peut tenir jusqu’au bout le pari de la démocratie, si elle peut se dispenser d’être punitive et contraignante. Un despotisme écologique éclairé ne serait-il pas plus efficace ? C’est une tentation, à laquelle peut-être certains résistent de moins en moins, recyclant écologiquement l’ancien schéma de la planification collectiviste. Le cosmopolitisme, c’est-à-dire la cosmopolitisation du multipolitisme, est peut-être un idéal de second rang, exposée à une faiblesse structurelle. Mais c’est la voie réelle de l’idéal qui peut accompagner la transformation de nos modèles démocratiques.
Auteur :
Laurent Cournarie – Professeur de philosophie – Chaire Supérieure – Première supérieure – www.laurentcournarie.com
[1] Pourtant Aristote pouvait utiliser comme synonymes les expressions grecques de koïnon agathon (bien commun) et de koïnon sumphéron (intérêt commun).
[2] Cf. Libéraux et communautariens, textes réunis par André Berten, Pablo da Silveira, et Hervé Pourtois, Paris, PUF, 1997.
[3] Où commence et où arrêter la liste des biens communs ? Les algorithmes pourraient-ils et devraient-ils en faire partie, comme le suggère J.-F. Simonin à NXU ?
[4] Cf. l’article sur NXU de A. Saint-Lary, « L’innovation en entreprise : la question du brevet » : https://nxu-thinktank.com/linnovation-en-entreprise-la-question-du-brevet/
[5] Cf. sur NXU aussi l’article d’E. Bertrand-Egrefeuil, « Innovation ou nouveauté Marketing » : https://nxu-thinktank.com/indecidable-innovation/; et le nôtre « Indécidable innovation » : https://nxu-thinktank.com/indecidable-innovation/
[6] La mise au point d’un vaccin à ARN messager, excessivement rapide, est le résultat de recherches qui n’avaient pu complètement aboutir faute de l’investissement nécessaire et de l’expérimentation suffisante : la pandémie a été l’occasion des deux : la perspective de gains colossaux, directs ou induits, explique (aussi) la course et la compétition des laboratoire aux vaccins.
[7] Cf. Stéphane Chauvier, « Cosmopolitisme et acrasie collective », in Le cosmopolitisme, Montréal, 2010, pp. 37-58.
[8] Les ressources ne sont pas en soi des biens communs puisque leur extraction peut être l’objet d’une appropriation exclusive.
[9] Cf. Les philosophies cynique et stoïcienne.
[10] Cf. La philosophie des Lumières.
[11] Ne pas vouloir et agir selon ce qu’on juge être bon ou le meilleur.
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