La propriété intellectuelle: un art complexe

Innover, inventer, découvrir, disrupter, penser et faire différemment, changer de paradigme…. Du point de vue de la technologie, la propriété intellectuelle est en capacité d’apporter des définitions relativement claires. Elle compte cependant un certain nombre de détracteurs. Selon ces derniers, elle ne serait pas fiable alors qu’elle est censée être la gardienne du temple de l’exactitude au mot près, en ce qui concerne les brevets. Mais c’est oublier que la science est en perpétuel mouvement. La rédaction d’un texte de brevet est une contorsion entre l’existant et ce qui n’existe pas encore, et c’est à l’interface entre ces deux mondes que le maître rédacteur doit exercer, alliant souplesse et rondeur. C’est un art de l’adaptation et c’est sans doute pour cela que le monde des scientifiques et des technologues a parfois tant de mal avec cette approche, eux qui ont bâti leurs théories ou leurs expérimentations avec tant de rigueur pour qu’elles ne soient pas mises à mal par quiconque. Le plus souvent, la preuve de concept, étape cruciale, doit être la représentation d’une forme abrupte de la vérité.  La démonstration a été faite, elle ne peut être remise en cause. La rédaction du brevet arrive ensuite comme une récompense, comme un graal. La démonstration mérite d’être protégée, mais aussi d’être publiée. Le brevet est un support commercial à la technologie. Le brevet serait aussi un trophée. Sauf que jusqu’à sa délivrance, ce trophée peut être malmené. Il va falloir s’armer pour le défendre. Parfois, les attaques sont incomprises, jugées inutiles, uniquement pour faire du bruit. Elles sont parfois la représentation de barrières douanières, où il faut payer pour entrer. Mais souvent, ces examinateurs du bout du monde trouvent bien des aiguilles dans ces bottes de foin remplies à ras bord, tant il y a de dépôt de brevet aujourd’hui. C’est là que le maitre rédacteur de brevet reprend les baguettes en affinant le son d’une partie de l’orchestre. En d’autres termes, il réduit la portée de protection du brevet parce que l’existant le lui oblige. C’est un mal nécessaire pour passer au-delà de la frontière et c’est une grande souffrance pour celui ou celle à l’origine de l’invention. Elle n’est plus aussi opulente qu’au départ où elle ne pouvait encore en être qualifiée et lorsqu’il reçoit la délivrance, l’inventeur peut être amer, il a laissé des plumes sur le champ de bataille. Son invention méritait-elle un tel procès, alors que tout était démontré dès le départ ? La propriété intellectuelle est décidément un art, un art aussi complexe que les inventions qu’elle a le mérite de soutenir.

 

Ses définitions et ses critères

Il n’y a pas à tergiverser. La définition est claire. Au sens de l’Institut National pour la propriété intellectuelle (INPI), « l’invention pour laquelle vous envisagez de demander un brevet doit être non seulement une solution technique à un problème technique, mais doit également être nouvelle, impliquer une activité inventive et être susceptible d’application industrielle ». Ce sont les quatre critères de brevetabilité. Ils doivent être tous satisfaits.  Il s’agit d’une nouvelle solution que l’on apporte parce qu’un problème a été identifié et que l’on a jugé important de le résoudre. Les premiers paragraphes du texte de brevet rappellent notamment le contexte et les enjeux industriels pour faire émerger le problème. Ensuite, il expose les différentes solutions connues ou dites de « l’état de l’art ». Enfin, il démontre que malgré ces solutions, le problème n’est toujours pas résolu, partiellement ou dans son entièreté. Euréka ! La nouvelle solution proposée a le potentiel pour résoudre le problème identifié.  La nouvelle solution est alors décrite : ce peut être un nouveau dispositif, un nouveau matériau, un nouveau procédé, une nouvelle utilisation aussi….Pour chaque type de solution, il peut y avoir plusieurs possibilités de taille, de forme, de composition… tout cela doit être décrit, ainsi que les preuves que chaque possibilité amène aux résultats et performances escomptés pour résoudre le problème. Enfin, les dernières pages du brevet amènent au cœur de l’invention puisqu’il s’agit des fameuses revendications. Le vocabulaire est spécifique. Il y a les revendications principales et les secondaires. Les revendications donnent ce que l’on appelle : la portée de protection. C’est elles qui font l’objet des « attaques ». Tout au long du processus pour obtenir la délivrance du brevet, la portée de protection peut se réduire en raison d’un défaut de nouveauté ou d’activité inventive. Au sens de l’INPI, concernant le critère de nouveauté : « l’invention doit être nouvelle, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas porter sur une innovation qui a déjà été rendue accessible au public, quels qu’en soient l’auteur, la date, le lieu, le moyen et la forme de cette présentation au public », puis concernant le critère de l’activité inventive : « c’est-à-dire qu’elle ne doit pas découler de manière évidente de la technique connue par “l’homme du métier“ ». Ce critère de l’activité inventive est souvent le point d’accroche lors des examens des textes de brevet. En observatrice que je suis, je vois souvent de l’incompréhension, parfois de la déception et de la colère de la part des inventeurs. Ils ont parfois mis des années à mettre en place cette solution et les examinateurs pensent qu’en combinant (ce dernier mot est important et communément employé dans la profession) plusieurs documents ou articles, une personne dite du métier saurait reproduire la même solution. Les ingénieurs brevets font souvent appel à ce critère de l’ « évidence ». C’est parfois un exercice difficile pour eux, lorsqu’ils doivent rendre compte du rapport des examinateurs aux inventeurs : « l’examinateur a jugé que votre solution était évidente au regard de l’art antérieur et de « l’Homme du métier » » Ca claque dans l’air ! La sentence de votre collègue est tombée, vous préféreriez aller prendre un café…

 

Au sein des entreprises

La formation et la sensibilisation à la propriété intellectuelle sont récentes dans l’enseignement supérieur. La culture du brevet s’améliore mais on ne peut pas dire qu’elle soit évidente pour bon nombre de scientifiques et d’ingénieurs. Cela s’en ressent dans les entreprises. La gestion d’actifs de propriété intellectuelle dépend notamment du secteur industriel, de la taille de l’entreprise et de la volonté de son dirigeant. Dans le secteur de la santé, les investissements en recherche et développement sont tellement longs (10-15 ans), donc très couteux, avant la mise sur le marché d’une nouvelle molécule par exemple, qu’il est absolument nécessaire de les sécuriser par un portefeuille de brevets pour être assuré d’en avoir l’exclusivité et la primauté lors de son exploitation. (Notons là qu’il y a tout de même une forme de « contrat social » : par le dépôt de mon brevet, je t’interdis d’exploiter mon invention mais je la porte, de manière obligée, à ta connaissance par sa publication). Ce portefeuille assure aussi une barrière aux concurrents ou aux nouveaux entrants. Bien souvent, la masse de brevets que l’on va trouver n’est pas l’objet de l’exploitation mais va représenter une barrière à la concurrence. C’est là que deux parties s’opposent : celle qui dépose des brevets pour les exploiter, les valoriser et celle qui dépose des brevets pour empêcher de faire, empêcher de vendre ou de fabriquer. Bien souvent, la 1iere est représentée par  les TPE/ PME/ETI alors que la 2ième serait plutôt l’apanage des grands groupes. Je dis « l’apanage » parce que pour pratiquer cette politique, seule des entreprises ayant les reins assez solides financièrement peuvent se le permettre. Cette situation n’est pas systématique mais du point de vue du professionnel de « transfert de technologie », c’est bien souvent ces postures que l’on retrouve. Cependant, quel que soit la stratégie, le marketing ne fait pas de différence : les entreprises se présentant comme innovantes s’évaluent notamment à partir de leur portefeuille de brevets. Plus ce portefeuille est important en nombre de familles de brevets, et plus l’image de l’entreprise innovante est forte. C’est bien là que le bât blesse : un gros portefeuille peut souvent masquer l’absence de stratégie, si ce n’est celle de dépôt systématique sans réflexion aucune, trouvant parfois son origine dans la prime au brevet pour les salariés. Un gros portefeuille peut aussi être un portefeuille défensif. Ces deux postures ne sont à priori pas le reflet d’une stratégie d’innovation mais bien de protection. Ce n’est donc qu’en étant bien acculturé à la propriété intellectuelle que l’on peut cerner la stratégie d’innovation d’une entreprise : « Montre-moi ton portefeuille de brevet et je te dirai quel innovateur tu es. »

 

Audrey Saint-Lary, Directrice Business Énergie, Système et Ingénierie chez Toulouse Tech Transfer