Le philosophe se plaît à fixer la grammaire des concepts, à coup de définitions, pour clarifier le langage et savoir plus exactement de quoi l’on parle. L’exercice est salutaire mais sans doute assez vain, qui ne dépasse pas le cercle philosophique et sans aucune influence sur le cours des choses.

La philosophie se lève toujours trop tard, comme la chouette de Minerve, et ne pèse pas sur l’évolution du monde, dès lors qu’il suit une trajectoire technologique et que la technologie est le principal facteur de la croissance économique. De là la place centrale de l’innovation dans les discours, les stratégies, les politiques. L’époque ne semble jurer que par elle, comme soumise à une injonction d’innovation. Fais ce que voudras, libéralisme oblige, mais à condition que ce soit innovant. Qui n’innove pas stagne ou régresse et méritera son déclassement. Et puisqu’il n’est pas donné à tout le monde d’innover vraiment, il suffit de donner le change en paraissant au moins être innovant. Mais cela a-t-il un sens de distinguer entre une vraie et une fausse innovation ? Voilà qui ramène au problème de la définition de l’innovation qu’on ne peut éluder, au moins en préalable.

On notera d’abord d’une part que l’inflation de l’innovation est récente, quelques dizaines tout au plus — évidemment, on peut toujours dire que les hommes innovent depuis toujours et faire de l’innovation une sorte de constante anthropologique, ce qui présuppose d’emblée un sens très élargi de la notion. D’autre part que cette inflation correspond à la disparition du concept de progrès, complètement démonétisé. Que dit de nous la substitution de l’innovation au progrès ? Nous ne croyons plus à un sens de l’histoire, mais on valorise encore tout ce qui ressemble à un changement. La valeur du changement sans la croyance du progrès, telle pourrait être l’arrière-plan de l’adhésion de notre époque à l’innovation. L’innovation est sans principes, et c’est ce qui plaît en elle, mais elle est au principe de nos pratiques. Dans tous les cas, “innovant” est toujours positif, valorisé et valorisant — ce qui se paie. L’innovation se vend, fait vendre, et chacun doit vendre son activité comme innovante. On est ainsi passé rapidement du programme de la société de la connaissance (stratégie de Lisbonne décidée en 2000 par le Conseil européen), encore fondée sur la recherche et le développement, à une société de l’innovation, à partir de 2010, en pariant sur l’innovation pour relever tous les principaux défis contemporains (changement climatique, ressources, santé).

Mais que faut-il entendre par innovation ? On se contentera, ici, de deux remarques.

Au plus simple, l’innovation relève de la catégorie du nouveau. Mais il y a plusieurs manières d’introduire du nouveau dans le monde social : la découverte, l’invention, la création en sont d’autres formes et plus anciennes ou mieux renseignées. Qu’est-ce donc qui distingue ces modes du nouveau et quelle serait la différence spécifique de l’innovation ? H. Arendt (cf. Sur la violence) déplorait que la théorie des sciences et de la philosophie politiques ne soit toujours pas capable de définir précisément le pouvoir, la puissance, la force, l’autorité, la violence et les confondent plus ou moins en permanence comme des formes de domination, à partir du présupposé que le pouvoir ne peut se définir autrement que comme domination. Il en va de même pour la découverte, l’invention, la création, l’innovation qui sont autant de formes de nouveauté. Mais l’innovation, l’invention, la découverte, la création sont-elles également nouvelles ? La nature, voire le coefficient de nouveau s’y trouvent-ils identiques ? On peut se demander si, désormais, l’innovation loin d’être une forme particulière de production de nouveauté n’est pas devenue la catégorie générique dont la découverte, l’invention, la création seraient des modes. Tout ce qui est nouveau a vocation à être nommé innovation. L’innovation est l’horizon incontournable de notre rapport au nouveau, ou le nouvel horizon pour nous du nouveau.

Traditionnellement, on rapportait la découverte, l’invention et la création à trois types d’activités humaines : la science découvre (des lois), la technique invente (des objets ou des procédés), l’art crée (des œuvres). Tout est sans doute contestable aujourd’hui dans cette typologie, mais on pourrait se demander, de manière heuristique, de quelle activité l’innovation pourrait-elle la forme propre ? On hésitera à répondre avec certitude : l’innovation est évidemment technologique, mais pas seulement. C’est désormais une notion clé de marketing et de management. Elle n’a pas de site défini et circule entre tous les champs.

Ensuite, il n’est pas indifférent de relever que l’innovation est un terme relativement récent par rapport aux autres termes connotant ou dénotant la nouveauté. Du moins si le terme est ancien (latin), la notion n’est pas théorisée (à l’exception, parmi les classiques, de Machiavel ou Bacon) au même titre que la découverte et surtout la création. Il date en français, semble-t-il, seulement du XVIIè : “action d’introduire une chose nouvelle” — dérivant de l’ancien français innovacion (1297) à partir du latin innovatio : “renouvellement” (innovare : renouveler). Si on analyse l’étymologie : in-novare, novare, changer, in– à l’intérieur — la part du nouveau dans l’innovation peut paraître assez mince. L’innovation consiste à renouveler. Dans le droit médiéval, le terme désignait ce qu’on nomme aujourd’hui un “avenant”, soit donc ce qu’il faut ajouter (là est la nouveauté) pour que le contrat reste valable (donc pour que rien ne change). Innover : renouveler, relancer, réactualiser et non pas, si l’on pouvait dire “nouveler”.

La définition usuelle est aussi passablement évasive : innovation, action d’innover, soit introduire quelque chose de nouveau, en termes d’usage, de coutume, de croyance, de théorie scientifique, ad libitum. Double indétermination donc : du côté du contenu (quelque chose de nouveau) et du côté de l’objet (usage, pratique, représentation…). Tout se passe comme si l’innovation tenait un milieu instable entre l’évolution et la révolution. Elle tient de l’évolution parce qu’elle apporte un changement, et de la révolution parce qu’elle est censée apporter un changement important ou significatif. Mais la question revient alors : qu’est-ce qui fait la différence entre un changement qui est en lui-même une nouveauté sans être une innovation et un changement important ou significatif qui, en plus d’être un changement, donc une nouveauté, serait pour ainsi dire une nouveauté innovante ? Indécidable innovation : l’innovation décide-t-elle de son nouveau ou qui décide de sa nouveauté ?

Laurent Cournarie, Président de la Commission Philosophie NXU Think Tank et Professeur de chaire supérieure 1ère Supérieure Philosophie