3. Confrontation entre pensées émotionnelles, pensées rationnelles, et activité

La neuropsychologie, l’étude du fonctionnement du cerveau entreprise récemment de façon efficace, nous permet d’avancer un peu dans la connaissance de notre fonctionnement, et de l’acquisition des connaissances du réel.

Cet aspect de la connaissance m’a de nouveau interpellé, en rejoignant un club ROTARY. La première règle déontologique imposée à l’impétrant est d’agir toujours conformément à la vérité. Mais quelle vérité ? Dans l’idéal de service envers les autres, il y a le partage de la compréhension mutuelle, et donc confrontation d’une perception différente du réel que l’on va tenter de rendre cohérente.

Mais il y a aussi la méthode avec laquelle chacun observe le réel et en déduit son comportement. Si l’on ajoute à cela que chaque comportement fait appel à sa mémoire profonde, et que celle-ci est le résultat d’une observation étayée par une émotion, on arrive comme déjà dit, à la pensée complexe décrite par Edgar MORIN.

Revenons néanmoins sur ces propositions.

Un des premiers à avoir donné quelques pistes d’étude du comportement a été Henri LABORIT. Avec l’aide des chercheurs de l’entreprise Rhône-Poulenc, il a développé les premiers médicaments pour soigner l’épilepsie. Dans un petit ouvrage, l’éloge de la fuite[1] Henri LABORIT nous livre le modèle, et décrit les mécanismes d’organisation de la mémoire dans la complexité de l’intrication des neurones, organisation qui répond à plusieurs fonctions d’homéostasie :

  • Fonction de survie biologique, dans un premier temps, comme pour tous les êtres vivants, et qui correspond à toutes les pulsions, et les émotions, le plaisir, la peur par exemple, et qui permet les apprentissages du fait des capacité de mémorisation,
  • Fonction de survie sociale, le code du contrôle et du comportement social qui permet de donner un niveau supérieur de la gratification, à l’origine de l’imaginaire,
  • Fonction de contrôle centrale, par l’antagonisme des automatismes pulsionnels, et qui fournit probablement l’accès à la conscience.

Mais le modèle est trop simple, comme le dit Henri LABORIT : « Je regrette de devoir fournir cette caricature du système nerveux central ». Néanmoins, comme tous les modèles plus ou moins éloignés de la réalité, il permet d’avancer dans la connaissance.

Cette avancée sera expliquée en 2021 par Antonio DAMASIO, à partir de résultats récents de la neurophysiologie et de la neuroanatomie, dans un chapitre du livre « Sentir et savoir » déjà cité, et intitulé : la fabrique de l’esprit. Le chapitre décrit la formation des images « réelles » mentales, à partir de chaque canal sensoriel, puis des neurones qui stockent les images dans plusieurs zones corticales, enfin les sentiments qui aident à l’état de conscience dans les structures préfrontales. Des « évènement infra moléculaires de niveau quantique » joueraient un rôle déterminant dans ces processus biologiques complexes.

Si donc ma perception du réel est décrite par le mécanisme suivant :

Que peut-on en déduire dans la relation entre l’environnement, le réel, et la perception du réel. Le même problème a été aussi posé en ce qui concerne la relation entre les choix conscients et l’arbitraire ou la liberté de choix.

Les médecins, les psychologues, par exemple Jaques FRADIN[2], nous disent que la pensée rationnelle, c’est-à-dire la logique enfermée dans l’utilisation de la mémoire profonde et pouvant traiter la cohérence entre l’image et la connaissance mémorisée, est la source de minimalisation de l’écart ente la perception du réel et l’environnement. L’écart est généralement qualifié d’erreur, ou de faute quand on y inclut un jugement.

La confiance que je peux porter sur ma perception du réel provient donc de mes connaissances, de mes apprentissages, de mes erreurs. Ces assertions sont acceptées dans la relation quotidienne comme dans la relation de travail, ou de recherche, et de l’activité en général.

Ainsi l’approche de la vérité ne peut se faire qu’en confrontant cette perception du réel à celle de mes contemporains, dans une phase d’écoute et de respect de l’autre. Nous gardons tous en tête les perturbations ressenties par les observateurs non armés de la méthode scientifique, à propos de la pandémie. Les confrontations permanentes des visions médicales, des visions philosophiques, et de l’arrivée au compte-goutte des informations fiables, même relativement rapides, ont créé un doute fort. Mais le doute général n’était pas scientifique. Ce que certain ont considéré comme normal pour la science dans l’affinement de la perception de la réalité, n’est pas partagé par une grande majorité. Nous avons tous notre vérité, plus ou moins déformé par nos émotions.

Le doute est venu aussi d’un équilibre difficile à trouver par les élus, devant des choix entre science et économie qui sont amorales, et l’action politique (au sens noble du choix collectif) qui elle est regardée comme morale, en reprenant les catégories d’André COMPTE SPONVILLE[3].

Un second biais est introduit par Philippe VAL[4]. Selon lui, quand on débat, que l’on chemine vers le consensus, on trouve des solutions qui limitent l’influence de ce qu’il appelle les idées sentimentales, pour rester dans le domaine des idées scientifiques. Mais c’est long, et très loin des réseaux sociaux qui ne sont que virtuels. C’est « un outil industriel mondial qui fait abstraction du corps de l’autre ». La culture toujours selon Philippe VAL, c’est de revenir à l’être humain, de reconnaitre que les lois de la nature, ne sont que des inventions humaines, certes géniales, des femmes et des hommes qui ont trouvé le consensus du moment. Il conclue en disant « la culture, c’est ce qui remet en cause les lois traditionnelles, établies par intuition, en observant la nature ».

L’équilibre important entre les influences émotionnelles, et la pensée rationnelle, est donc un enjeu important pour s’approcher au mieux de la réalité, mais aussi le débat apaisé.

Doit-on dans ce cas faire confiance à la science pour la recherche de la vérité ? Essayons de répondre à la question, par quelques exemples, dans le chapitre suivant.

4. La Vérité et la Méthode scientifique

Vérité et méthode scientifiques peuvent-elles coopérer pour nous assurer que nos actions sont toujours adaptées à la situation, au réel. Car le réel est ce qui est têtu, et en permanence en train de chalenger notre volonté, autre caractéristique du fonctionnement préfrontal selon les neuroscientifiques.

Pour simplifier la réponse, nous allons prendre quatre cas :

  • La vérité entre scientifiques, connaissant la même méthode,
  • La vérité entre scientifiques et philosophes,
  • La vérité entre les personnes n’ayant jamais été formés à la méthode scientifique, mais ouvertes à l’apprentissage,
  • La vérité entre personnes enfermée dans des croyances profondes et fortes.

Il est rapide de voir que le consensus est assez rapide dans la première catégorie, ainsi que dans la dernière catégorie. Tenter de convaincre des personnes complètement enfermées dans leurs croyances, et les dogmes qui y sont énoncés, est pratiquement impossible tant l’émotion prend le pas dans la discussion. La peur du changement, la peur de l’inconnu dans un autre univers de pensée, occulte très souvent toute tentative de raisonnement.

Pour comprendre les possibilités de cheminement avec des personnes scientifiques et celles qui ne le sont pas, mais ouvertes à l’observation est de nature plus abordable. Les sciences humaines de la conscience nous aident sur ce chemin. Je prendrais deux exemples extraits de la Thèse de Benoit MONIE[5], pour son doctorat de psychologie.

Ce chercheur, psychologue et observateur de terrain, a aidé des personnes ayant suivi une chirurgie bariatrique (anneau gastrique) à vaincre leur peur de manger, pour ne pas reprendre du poids, alors qu’un système éprouvé et réel, leur a été administré. La méthode proposée, la réflexion en pleine conscience, dite aussi pleine conscience dispositionnelle, est d’aider la personne à prendre ou reprendre conscience de la maitrise de son corps. Le corps, réel, qui demande effectivement de l’énergie pour fonctionner, mais qui par l’émotion pousse la pensée à aller contre l’action chirurgicale, qui scientifiquement limite la prise de nourriture, tout en permettant l’alimentation.

La méthode marche aussi pour les sportifs, figés par l’idée de ne pas réussir la performance dont ils sont capables. La méthode a été utilisée pour des enfants turbulents pour modifier leurs comportements inadaptés.

Il est ensuite plus facile de trouver un consensus entre philosophes et scientifiques. La philosophie a utilisé depuis le début des descriptions des comportements humains, des méthodes d’observations et de questionnements, on dirait aujourd’hui d’interview. Ces méthodologies permettent de rapprocher les visions de chacun. Le problème a été posé quand, pour simplifier et généraliser les résultats, les deux pensées ont mise en place des hypothèse quasi invérifiables. Elles se sont heurtées aux pensées dogmatiques concurrentes. Ces dernières s’appuient sur les croyances ancestrales ou traditionnelles, la confiance dans le nombre. Le texte picaresque de Cervantès, dénonce par exemple la puissance du déni de la réalité[6]. Les textes de Rabelais ont montré par l’humour la puissance du « panurgisme », notions qui a été décrite aussi plus récemment par Gustave LEBON[7]. LE BON expose l’émotivité irrationnelle des foules, leur impulsivité et leur versatilité et montre qu’il ne leur faut qu’un meneur habile, et charismatique pour s’embraser. Dans ce cas, le plaisir de partager une aventure commune (émotion), qualité humaine très sociale, peut conduire à occulter toute capacité de conscience réelle de la situation.

Pour terminer je n’ajouterai que le manque de discernement de beaucoup de communiquant, sur la différence de situation entre le danger et le risque. Pour prendre un exemple, le COVID 19 est un danger, présent partout comme nous l’avons vu. Le risque d’en mourir, le plus important dans nos valeurs, faiblit fortement avec des mesures de distanciation physique, et surtout avec une vaccination qui renforce l’immunité. Certains qualifient encore le vaccin d’expérimental, alors que plusieurs dizaines de millions de personnes en bénéficient sans description de difficultés majeures. La culture scientifique (rationnelle) a du mal à diffuser largement, et oriente le débat sur la morale (plus émotionnelle) ce qu’elle ne peut trancher, comme le montre bien COMTE-SPONVILLE, nous l’avons déjà dit. Les réseaux sociaux, éloignés du réel, s’emparent du sujet à la vitesse de la lumière, et conduisent à une autre pensée partagée par le nombre.

La vérité, l’observation partagée des situations conduisant au consensus, a ainsi du chemin à faire afin de rallier le monde du réel.

5. Conclusion

Afin de conclure cette très rapide exploration des perceptions humaines, et des repères qui en sont tirées pour conduire à l’action, ou à l’inaction, et piloter le changement, il s’avère que la science, c’est-à-dire la manière de penser le réel en se guidant avec une méthodologie éprouvée et reconnue aujourd’hui, est loin de faire l’unanimité dans tous les domaines de l’activité humaine.

Le réel, la nature, les autres êtres existent par eux-mêmes sans que nous soyons obligés de leur attribuer une théorie, c’est-à-dire notre façon de les observer, de les classer. Des équilibres se sont créés par l’homéostasie du vivant et sa capacité de conserver la continuité, du moins jusqu’à nos jours sur notre terre. C’est un fait que les catastrophes anciennes, mues par des énergies capables de détruire localement le vivant, n’ont pas à ce jour atteint tous les être de la terre, même si elles en ont parfois changé le destin.

Des milliers d’années de croyances, ou les hommes ont écrit et raconté leur histoire, en se donnant un rôle et une place particulière, et en s’exonérant de la responsabilité de cette écriture pour la reporter sur des forces soi-disant externes, et au-dessus de leur propre compréhension, n’a plus la crédibilité suffisante pour emporter la vision systémique d’une humanité à la recherche de sa nouvelle place.

Le déni ne marche plus à bien des endroits, même s’il est encore l’objet d’enjeux entre les passions et la raison, entre ce que je suis capable de changer dans mon référentiel, et ce que j’observe individuellement et collectivement d’un présent, ou d’un très proche passé capable de suivre une dynamique dans un très proche avenir. Car le monde ne s’arrête pas de tourner, le soleil de se consumer, la surface de la terre de se transformer, nous laissant à peine le temps d’affiner nos lois pour tenter d’en prévoir le futur proche. Car ce sont nos lois, et non celles du monde. Quand ce dernier en dérange les résultats, c’est nos lois qu’il faut adapter et non pas celles du réel.

Les forces sont internes à chaque être humain sont parfois dépassées par nos visions psycho cognitives : nous n’avons pas un œil d’aigle, mais nous savons envoyer un objet à des endroits de l’univers que nous sommes incapables d’observer directement. La science permet ce don d’ubiquité, intégrant le réel dans notre pensée. La vérification par de nombreuses personnes reliées par la même méthodologie, sans parler parfois la même langue, permet de faire le lien entre l’hypothèse et la situation observée collectivement qui est ainsi qualifiée de réelle. Ils sont de moins en moins nombreux ces grincheux qui restent dans le déni.

Mais la raison n’a pas encore tout gagné. Les passions obscurcissent souvent le décor, c’est-à-dire la partie émotionnelle de notre cerveau. Les volontés de puissance prévues par Friedrich NIETZCHE pour certains, et la compétition du vivant sur son espace conduisant à des équilibres nouveaux, entrainent collectivement une partie des êtres humains dans des destructions que nous pensons réversibles, par un déni du réel. Peut-être sera-ce le cas, si la raison finit par triompher de l’obscurantisme aveugle. Mais cet éclair d’optimisme est fragile. La présence humaine sur terre ne se compte qu’en quelques millions d’année, la présence des êtres vivant sur terre ne se compte qu’en quelques centaines de millions d’année, et que l’univers tel que nous observons en une petite dizaine de milliards d’année. Si tant est que le temps, invention humaine, soit le bon indicateur pour nous guider dans la construction de notre avenir, il est un fait réel que nous devons tout faire pour préserver le plaisir de vivre notre présent, pour notre génération actuelle et pour celles futures sans vouloir prédire ou dénier et précipiter notre finitude. J’en reviens à Sénèque[8] dans une lettre à Lucilius, tout en mettant dans le plateau de la raison, et à note profit, l’évolution manifestement rapide des technologies et notre compréhension de plus en plus fiable de notre environnement. Je cite : « Assurément il y a folie, sous prétexte d’être malheureux un jour, à se rendre dès maintenant malheureux … Quelque évènement que tu appréhendes, mets-toi dans l’esprit qu’il se produira immanquablement. Quel que soit le mal, prends-en la mesure dans ta pensée, établis là-dessus le bilan de tes craintes : tu comprendras certainement que ce qui te fais peur, est sans importance, ou sans durée. »

Ces quelques lignes veulent modestement montrer que la science peut nous aider dans ce chemin, en attendant une méthodologie meilleure.

 

Auteur :

Yves GENDREAUERGONOME conseil, IPRP Certifié, Expert du risque Chimique

[1] Henri LABORIT, « Éloge de la fuite », Robert LAFFONT, 1976
[2] Jacques FRADIN, «  L’intelligence du stress », chapitre 2 : la gestion des modes mentaux, EYROLLES, p 55 et suivantes
[3] André COMTE-SPONVILLE, « Le capitalisme est-il moral ? », Éditions de Poche, 2006
[4] Philippe VAL, « Dictionnaire philosophique d’un monde sans dieu », Éditions de l’observatoire, février 2022
[5] Benoit MONIE, Thèse de Doctorat de Psychologie de l’Université Jean JAURES, Octobre 2021, « La pleine conscience dispositionnelle »
[6] Michel ONFRAY, Le réel n’a pas eu lieu, Éditions autrement, 2014
[7] Gustave LEBON, la psychologie des foules, Flammarion « Le Monde », 2009
[8] SENEQUE, « Lettres à LUCILIUS », Collection Bouquins, Robert LAFONT, 1994, Lettre N° 24, p 659

Références :

1. Le PETIT ROBERT de la Langue Française, 2017, p 2156 (réel) et 429 (chose)
2. Gaston BACHELARD, « Le Nouvel Esprit scientifique », 1934
3. Auguste COMPTE, Philosophie des sciences, Galimard, 1996
4. Antonio DAMASIO « Sentir et Savoir- Une nouvelle théorie de la conscience », Odile Jacob, 05-2021,
5. Jacques FRADIN, « L’intelligence du stress », EYROLLES, réédition 2019, p 30,
6. G .W.F.HEGEL, Phénoménologie de l’esprit, Chapitre V « Certitude et vérité de la raison » p 310 et suivantes, Edition J. VRIN , 2018
7. Sören KIERKEGARD Le Banquet (IN VINO VERITAS), Librairie Felix Alcan, 1933
8. Henri LABORIT, « Éloge de la fuite », Robert LAFFONT, 1976
9. Henri LABORIT, « La nouvelle Grille – Pour décoder le message humain », Robert Laffont, 1973
10. Jacques LEPLAT, « Regard sur l’activité en situation de travail », PARIS PUF, 1997
11. Paul D. MAC LEAN, Robert Guyot, « Les trois cerveaux de l’homme », Robert LAFFONT, 1990
12. André COMTE-SPONVILLE, « Le capitalisme est-il moral ? », Edition de Poche , 2006
13. Gustave LEBON, la psychologie des foules, Flammarion « Le Monde », 2009
14. Benoit MONIE, Thèse de Doctorat de Psychologie de l’Université Jean JAURES, Octobre 2021, « La pleine conscience dispositionnelle »
15. Michel ONFRAY, Le réel n’a pas eu lieu, Éditions autrement, 2014
16. Jean PIAGET, La psychologie de l’intelligence, Armand Collin, 2013
17. Jean PIAGET, La représentation du monde chez l’enfant, PUF, Edition « QUADRIGE », 2013
18. PLINE L’ANCIEN, Histoire naturelle 14, 141.
19. François RABELAIS, cinquième livre, La Pléiade Œuvres complètes, 1994
20. Clément ROSSET, Le réel et son double, essais Folio, 1984, p 7
21. SÉNÈQUE, « Lettres à LUCILIUS », Collection Bouquins, Robert LAFONT, 1994
22. Nassim Nicolas TALEB, Jouer sa peau : Asymétries cachées dans la vie quotidienne, Les Belles Lettres
23. Philippe VAL, « Dictionnaire philosophique d’un monde sans dieu », Éditions de l’observatoire, février 2022

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