Pour répondre à leur environnement incertain et complexe, un grand nombre d’entreprises souhaitent devenir agiles, adaptables, pour mieux répondre à leur marché. Pour répondre à cette exigence d’agilité, d’adaptabilité, la plupart des entreprises décident de mettre en place des méthodes auxquelles les salariés devraient spontanément s’appuyer sous prétexte qu’elles ont déjà été « éprouvées » ! Mais voilà, les salariés ne font pas toujours ce qu’on leur demande malgré « l’autonomie » accordée généreusement… Cette adaptabilité ne se décrète pas, comme « on ne change pas la société par décret » (M. Crozier).

Mettre en œuvre une démarche d’agilité introduit un grand bouleversement dans l’organisation : il faut repenser la façon de travailler, de collaborer (CO-« laborer »).

La posture du dirigeant dans son entreprise

Le type d’entreprise est un des éléments à prendre en compte dans la prise de décision de choisir d’aller vers l’agilité et sa mise en œuvre opérationnelle avec le niveau d’engagement du dirigeant. Rappelons qu’il existe différents types de structures génériques d’entreprise, qui demanderont une attitude nouvelle au dirigeant :

  • Le type « charismatique »:  le Dirigeant devra désormais apprendre à faire preuve d’humilité et ne pas attendre l’admiration de la part de ses salariés, pour ce « surhomme » qu’il estime être, de par son omniscience et son omniprésence.
  • Le type « bureaucratique »: la Direction va devoir, à présent, se rapprocher des opérationnels pour identifier leurs vrais besoins et apprécier les impacts sur les managements intermédiaires.
  • Le type « coopératif »:  le Dirigeant sera conduit à définir des règles, des repères pour établir des périmètres de responsabilité et des échanges si possible formalisés même si jusqu’à présent chacun des salariés sait ce qu’il a à faire, et le fait bien, et qu’apparemment il n’a besoin ni de cadre (de travail), ni de manager.
  • Le type « technocratique »: le Dirigeant devra questionner l’illusion que les techniques, les outils et les méthodes sont à elles seules suffisantes pour répondre à tous les besoins. Si les « technologies » peuvent aider, seules elles ne peuvent jamais répondre à toutes les problématiques de l’œuvre collective.

Certes, chaque entreprise ne peut être vue comme répondant uniquement à un seul des types ci-dessus. C’est bien évidemment en considérant le mélange de ces types qu’il faut l’aborder.

Mais dans tous les cas, si le dirigeant souhaite rendre son entreprise « adaptable », avant toutes choses il va devoir réfléchir sur son propre comportement vis-à-vis de ses collaborateurs. Introduire de l’agilité, c’est changer le rapport au travail de ses collaborateurs, c’est de nouvelles connaissances à découvrir. Aussi, il devra se départir des stéréotypes du dirigeant selon lesquelles « le patron » est seul à savoir ce qu’il faut faire, qu’il a lui seul LA vision, qu’il lui suffit de communiquer SA stratégie pour que d’autres s’y alignent et l’exécute. Si une stratégie est un moyen de fédérer les ressources internes autour d’un projet, d’une ambition commune, elle ne peut pas être imposée purement et simplement. Elle doit être construite pour être largement partagée afin d’obtenir l’engagement de tous les salariés, (le management y étant compris). Les stratégies top-down définies par le dirigeant en petit comité sur les cinq prochaines années ne peuvent plus répondre à l’environnement incertain actuel.

Il existe de nombreuses « méthodes stratégiques ». Jusqu’à présent, elles ont pu faire leurs preuves, mais sont-elles toujours aussi pertinentes ?  Permettent-elles à l’entreprise d’aujourd’hui d’être adaptable ?

Les stratégies « chemin faisant » et co-construites avec les salariés, parviennent à mieux répondre aux enjeux actuels. Les salariés étant associés, ils peuvent mieux comprendre les éventuels changements de trajectoire, provisoires ou définitifs, qui s’imposent.  Ainsi, ils peuvent donner du sens à leurs actions à déployer dans un environnement mouvant. Cela ne disqualifie pas pour autant tous les savoirs liés aux méthodes « historiques », car ils peuvent, eux aussi, contribuer à l’élaboration de la stratégie.

Pour le dirigeant, mettre en place l’adaptabilité nécessite un investissement important pour remettre en cause de nombreux repères existants et qui lui sont familiers. Le premier investisseur (non financier ici !) est probablement le dirigeant, aux prises avec de multiples dilemmes, devant de fortes remises en cause personnelles et une grande prise de risque qu’il se doit de réussir. Si le dirigeant souhaite entamer ce « chemin », un autre écueil se présente immédiatement à lui : « comment faire pour que les salariés adhèrent à ce projet ? ». Répondre à cette question, c’est en venir au rôle du management appuyé par le dirigeant.

Pour le management

Quel que soit le mode de gouvernance de l’entreprise, des dispositifs doivent être mis en place pour qu’un collectif de travail se constitue et puisse « fonctionner ». L’établissement et l’utilisation de ces dispositifs doivent être définis par le collectif en fonction des objectifs attendus et non pas décidé « d’en-haut » comme dans la bureaucratie ou par le « grand chef ». Si la définition est collective, elle doit être pilotée par le management. Ce pilotage sera nécessairement transverse, dans lequel la pluridisciplinarité est requise, pour ne pas (re)construire des silos.

Des précautions doivent être prises concernant « l’environnement du travail » :

Pour la mise en place d’un travail collectif, des dispositifs sont nécessaires tels que des règles, des processus, des outils, des méthodes internes qui doivent être suivies pour que les objectifs attendus puissent être réalisés. Ces règles sont nécessaires parce qu’elles définissent un cadre, mais elles ne doivent pas être perçues comme une menace par les collaborateurs, qui « pour bien faire leur travail » seront régulièrement amenés à les transgresser (parfois à désobéir !). C’est à ce prix que les « déviants », les rebelles, pourront apporter des innovations. Les innovations ne sont pas nécessairement technologiques mais peuvent être organisationnelles ou métiers. L’essentiel est qu’elles apportent des gains, et permettent à tous de progresser.

Pourquoi maintenir un cadre alors ?! Le cadre est irremplaçable quand il s’agit de délimiter une zone de travail, un périmètre d’interaction sociale, pour qu’une collection d’individus puisse faire un collectif contribuant aux orientations stratégiques (tout en accumulant une expérience collective).

En ce qui concerne les éléments de «reporting », l’intérêt pour le manager d’être informé le plus en amont possible d’une difficulté est tout à fait compréhensible. Mais le collaborateur estimera-t-il spontanément qu’il est de son intérêt de la mettre en visibilité ?! Des éléments de contrôle (décidés unilatéralement) peuvent inciter le salarié à cacher sa défaillance ou à la minimiser par peur de perte de légitimité, de réputation, son poste, son emploi …. Tout va donc se jouer dans la confiance que le manager devra installer et entretenir patiemment et avec constance (une rupture de confiance ne s’efface pas facilement). Il appartient au manager de susciter le partage sur les dispositifs qui sont recommandés en indiquant clairement les risques associés à ne pas les suivre.

Pour connaître ce que pensent les salariés de la nouvelle “entreprise-adaptive”, il faut bien sûr tout simplement leur poser des questions ! Mais, comme « l’écoute client » ne peut se résumer à l’envoi de questionnaires, il doit en être de même pour les salariés. Écouter leurs attentes et leurs inquiétudes ce n’est pas seulement les entendre, c’est écouter avec bienveillance ce qu’ils disent et ce qu’ils ne disent pas … ! En particulier, il faut en permanence se soucier s’ils ont « intérêt », consciemment et inconsciemment, à tout dire, à être transparents. C’est apprendre avec eux ce qu’ils font[1] réellement et ce qu’ils pourraient faire.

Le manager est un salarié comme un autre. Historiquement, c’est lui qui avait le rôle d’imposer des processus pour pouvoir contrôler que tout se déroulait conformément à une prescription, une norme, parfois même ancienne et inadaptée… ! Ce n’est pas parce qu’il y a une volonté de rupture avec le passé que l’ère des cadres « directifs » est finie. De nombreux cadres n’ont pas toujours envie de se séparer de leur pouvoir d’antan (même illusoire) sur lequel ils s’étaient construits. Malgré la bonne volonté « sincère » de certains managers, le changement d’une empreinte culturelle de plusieurs décennies ne peut se convertir en quelques mois.

La situation du manager peut être rendue encore plus difficile si les promesses faites par le dirigeant, (la Direction de l’entreprise), de faire évoluer l’entreprise en dehors de ses types de structure « habituels », ne sont pas en ligne avec la posture attendue des managers. Promouvoir l’agilité demande de savoir consacrer du temps (y compris en acceptant d’en perdre) pour que la posture des acteurs et la stratégie de l’institution puissent converger, s’ajuster, s’accorder. C’est souvent une des grandes faiblesses des stratégies de négliger l’effort (des uns et des autres) que demande ce travail d’ajustement.

Pour les salariés

Depuis des années, les analystes du travail[2], qui ont étudié le travail au plus près de là où il se fait, ont constaté qu’il y a toujours un écart (pas toujours perçu par les acteurs eux-mêmes) entre ce qui est prescrit et ce qui est réalisé. De ce constat, fait au raz des situations de travail, des scientifiques ont pu conclure qu’il est pour l’être humain « impossible et invivable » de faire exactement ce qu’il est prescrit de faire.

Agir pour mettre les organisations, le management, les fonctionnements, … en phase avec l’agilité demande d’être attentif à ce que tout collaborateur puisse disposer des marges de manœuvre indispensables pour pouvoir travailler. Définir ces espaces, les ajuster à ce qu’exige la réalisation du travail dans l’entreprise agile, demande de s’intéresser au travail tel qu’il se fait concrètement.

L’agilité sans se donner les moyens de dialoguer sur le travail, c’est le risque de dériver vers des conflits de pouvoir, de la souffrance au travail, des gâchis de potentialités.

Pour tous les acteurs

Si le fait d’identifier dans quel type de structure il faut classer l’entreprise permet de mieux saisir son mode de fonctionnement, son plus grand intérêt est d’approcher l’image (la représentation mentale) que chacun des acteurs se fait de l’entreprise, ainsi que de son environnement de travail. De façon générale, les représentations que se font les individus sur leur environnement (dirigeant, managers, collaborateurs) et sur d’eux-mêmes vont être déterminants pour leur engagement. Chaque individu va construire SA réalité qui va servir de socle à LA réalité partagée, ici le collectif de travail vu à partir de sa propre identité au travail et de sa position au travail.

La qualité du travail (le travail « bien fait ») est le plus souvent ce que les acteurs cherchent à réaliser. Il s’agit pour eux de valoriser leur travail, leur compétence, leur propre performance, leur reconnaissance. Pour autant la qualité est souvent très subjective … et la qualité vue du client peut être très différente.

Que faire avec la complexité des individus ? Et si c’était une opportunité !

La diversité de ces représentations, de ces postures et de positions dans l’entreprise, constitue une richesse de points de vue permettant une réelle transversalité pour mieux appréhender l’environnement, économique ou non, de l’entreprise. Cette transversalité autorise souvent des pistes d’innovation. Aussi, il est toujours bénéfique d’installer du dialogue entre ces représentations, ces postures et ces positions, et il est recommandé de le faire à partir de l’analyse de l’activité concrète que les uns et les autres réalisent, des situations qu’ils vivent. Mais pour y parvenir, il faut apprendre à faire cette co-analyse avec les personnes concernées, et aussi ne pas hésiter à se faire aider dans cette tâche par des conseils expérimentés.

Conclusion 

L’obligation d’adaptation ne saurait être imposée de force, décidée de façon autoritaire, autoritariste.  Une Qualité de Vie au Travail dégradée au sein de l’entreprise peut avoir un fort impact sur l’image de marque de l’employeur. Cet impact sera rapidement perceptible lors des futurs recrutements, au niveau de turn-over, … et, bien sûr, au niveau du business de l’entreprise.

Avant que ne vienne l’engouement pour l’agilité, les salariés étaient régulièrement soumis à des injonctions contradictoires. Avec l’agilité, la charge émotionnelle des salariés risque d’être encore plus lourde et elle peut même atteindre des niveaux provoquant le burn-out[3].  Des marges de manœuvre individuelles négociées doivent être prévues, mises en place et respectées.

C’est au prix de ces investissements dans l’attention à l’humain et surtout au travail humain que l’entreprise pourra obtenir une meilleure performance globale et durable.

Pour qu’une entreprise soit « agile », elle doit permettre que toutes les conditions de travail, dispositifs, soient revues régulièrement grâce aux partages en toute confiance entre les individus et dans le respect des limites que chacun peut apporter en termes de compétences, de relations humaines sereines et épanouissantes, de créativité, …

Ces conditions sont absolument requises pour que la confiance puisse se développer !  Mais la confiance ne se décrète pas, il faut du temps pour l’installer, sachant qu’elle peut aussi se défaire très vite (pour cause d’incompréhension et de défaut d’écoute). Et alors, apparaît de la méfiance si ce n’est de la défiance. 

Les impacts psychosociaux sur les managers et les dirigeants ne doivent pas être négligés, même si souvent pour eux, il est plus difficile d’en parler …

Nous avons à apprendre à mieux connaître le travail tel qu’il se fait, tel qu’il pourrait se faire afin que l’agilité puisse être source de développement pour l’entreprise et pour chacun de ses acteurs.

Auteurs : Elvire Prochilo – Management de l’innovation et Entrepreneuriat.

Bruno Loiret – Consultant en conduite du changement : innovante, sociologique et orientée clients.

[1] Ce qu’ils font, cela ne peut jamais être réduit à ce qu’on leur a prescrit de faire. Pour faire, ce qu’il doit faire, tout collaborateur doit « inventer », « créer » des points d’appui qui sont invisibles pour ceux qui ne cherchent pas à les voir car invisible pour le manager, mais aussi invisible pour l’acteur lui-même.

[2] Nourris par les travaux scientifiques d’Alain Wisner, Christophe Dejours, Yves Schwartz, Yves Clot, François Hubault, etc. 

[3] Surtout quand la culture de l’effort dans l’entreprise (parfois du sacrifice pour l’entreprise) est survalorisée (souvent inutilement).

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