Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde, disait Albert Camus.

Ces derniers mois, le logiciel ChatPGT a démontré des capacités étonnantes, tout autant qu’une polyvalence remarquable. A partir de directives écrites simples (les fameux “prompts”), il est en mesure d’écrire des discours ou des romans, de passer avec succès des examens universitaires ou de générer du code informatique. D’après Bill Gates, le “développement de l’IA est aussi fondamental que la création du microprocesseur, de l’ordinateur personnel, de l’internet et du téléphone portable[1].” Alors que la technique de l’Intelligence artificielle (IA) bouleverse des métiers aussi variés que journaliste, romancier, illustrateur ou avocat, la question se pose de la pertinence du terme utilisé, et en particulier du caractère artificiel de l’objet décrit.

La notion d’Intelligence Artificielle a été utilisée pour la première fois, par l’informaticien américain John McCarthy, durant une conférence, en 1956. A l’époque, la théorie des réseaux de neurones n’en était qu’à ses balbutiements. Six ans plus tôt, Alan Turing avait publié le test qui porte son nom, pour évaluer si une machine pouvait se faire passer pour un humain. Soixante-douze ans plus tard, ChatGPT a démontré, avec d’autres programmes similaires, qu’il réussissait le fameux test sans coup férir.

De fait, les performances des machines des années 2020 n’ont rien à voir avec celles des années 1950. Le TX-0, premier ordinateur à transistors développé par le laboratoire Lincoln du MIT en 1956, réalisait 100 000 additions par seconde. De nos jours, les calculateurs les plus puissants atteignent des performances dépassant les 100 petaflops, soit plus de 100 millions de milliards d’opérations avec virgule flottante par seconde (FLOPS). La puissance a été multipliée par plus de mille milliards, soit 1012. Le stockage des données a subi une inflation similaire de performances. Mis au point récemment, les ordinateurs quantiques offrent des perspectives très prometteuses, en particulier pour les domaines nécessitant des calculs très complexes, tels que la chimie ou la cryptographie. Pour toutes ces raisons, la comparaison des performances d’un ordinateur du milieu des années 1950 avec ses homologues modernes n’a guère plus de sens que de mettre en parallèle le fonctionnement d’une bactérie et celui d’un des 1014 atomes qui la composent.

Qualitativement, les programmes exécutés au début de l’informatique se rapprochaient plus d’automates mécaniques. Faire passer un test de QI à une machine de cette époque n’aurait eu aucun sens. L’évolution des langages de programmation et les techniques de réseaux de neurones ont rendu les logiciels intelligents, au point que leur intelligence est désormais comparable à celle d’un humain. A sa sortie en novembre 2022, la version précédente de ChatGPT, basée sur le langage GPT-3, obtenait un score de QI de 83. La nouvelle version de ChatGPT, sortie le 14 mars 2023 et basée sur GPT-4, a été mesurée avec un QI de 114, soit plus que la moyenne humaine qui est à 100.

ChatGPT peut-elle encore être qualifiée d’“intelligence artificielle”, terme inventé à la préhistoire de l’informatique ?

Le programme informatique ChatGPT possède une forme d’intelligence, c’est indéniable. Elle a été mesurée avec des tests de QI spécialement élaborés pour l’Homme. Le Quotient intellectuel est construit sur l’hypothèse d’une répartition gaussienne de l’intelligence humaine, centrée autour de 100. Difficile de faire plus anthropocentré. Aucun animal n’a véritablement passé un tel test. ChatGPT est donc la seule “entité” non-humaine à l’avoir passé, en obtenant un score très honorable. On imagine que, dans quelques années voire quelques mois, elle rivalisera avec les humains les plus brillants sur cette planète.

En revanche, on est en droit de s’interroger sur la pertinence du qualificatif “artificielle”.

L’adjectif renvoie à quatre définitions, d’après le dictionnaire Larousse[2].

Artificiel signifie qu’il s’agit d’une œuvre de l’Homme. À ce titre, elle s’oppose à ce qui est naturel. C’est bien le cas de l’intelligence de ChatGPT.

Artificiel qualifie une notion, un objet, qui n’est pas conforme à la réalité. Le dictionnaire prend pour exemple la “psychologie artificielle d’un roman”. Or l’intelligence de ChatGPT n’a rien de factice. Elle a été évaluée à travers un test de QI, objectivement, loyalement pourrait-on même dire, par des questions qui procèdent d’une approche scientifique rigoureuse. L’intelligence de ChatGPT n’est pas du tout artificielle. Elle est bien réelle.

Artificiel qualifie un être ou un comportement affecté, emprunté, qui manque de naturel. L’adjectif souligne une forme de maladresse qui est souvent reprochée aux machines. Il renvoie au déplacement ou au comportement fantasmé des robots, rigides, instables et maladroits, comme peuvent l’être C3PO ou R2D2 dans la saga Star wars. Ce n’est pas un compliment.

Enfin, l’adjectif artificiel signifie qu’il “résulte de la vie en société, et n’est pas essentiel”. Les besoins artificiels s’opposent aux besoins fondamentaux. Le qualificatif tend à relativiser l’importance de l’intelligence du logiciel.

Parmi les quatre définitions d’artificiel, une seule, son origine humaine et non-naturelle, s’applique pleinement à l’intelligence de ChatGPT. Une deuxième est fausse. Quant aux deux autres, elles portent un mépris et un relativisme qui pourraient nous empêcher d’en appréhender les risques.

Car ce qu’on appelle jusqu’à présent Intelligence artificielle représente aussi une menace pour les humains. Bill Gates n’a pas manqué de le rappeler. Vladimir Poutine disait, en 2017, que le pays qui “deviendrait le leader de l’IA sera celui qui dominera le monde”. Rétrospectivement, les propos de l’envahisseur de l’Ukraine font froid dans le dos.

Si mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde, continuer à mal nommer un outil de domination de l’Humanité reviendrait à aggraver, de manière irresponsable, les risques qu’il représente déjà.

Nous devons désigner précisément cette technique, appelée de façon impropre Intelligence artificielle, au moins pour ses derniers développements tels que le programme informatique ChatGPT. Le terme d’Intelligence logicielle ne succombe à aucun des écueils précédents. Il décrit à la fois sa nature (logicielle) et sa fonction ou sa capacité (son intelligence).

Parlons d’Intelligence logicielle plutôt que d’Intelligence artificielle.

 

 

Mes remerciements à mon ami Christian, à l’origine de cette réflexion.

[1] Pour Bill Gates, ChatGPT est la plus grande révolution technologique depuis les années 80, Les Echos, 22 mars 2023.

[2] https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/artificiel/5570

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