L’homme est issu de la nature. De celle-ci, il tire sa singularité, qu’aucun animal vivant ne possède : il est énergie et puissance. Cette dernière lui permet de créer des mythes (cf Yuval Harari) qui façonnent le réel. De façon collective. II construit son monde. Il le façonne. Il cherche à augmenter cette puissance qu’il transmet à sa descendance.

Plus la qualité de cette transmission est bonne et meilleure est la progression de l’humanité. On transmet de la connaissance scientifique comme des infrastructures, de la culture, des principes ou règles etc.

Les scientifiques sont des êtres humains… quoi de plus humain ?

Les scientifiques, vus de l’extérieur, sont des êtres exceptionnels manipulant des concepts et des mots incompréhensibles, des sortes de demi-dieux. En réalité, c’est un environnement humain avec ses failles, ses batailles politiques, ses querelles, des différences de visions, oppositions etc. Nombreuses sont les théories controversées entre groupes opposés. On n’en parle pas ou peu dans le grand public. Comme dans toutes professions, il y a de l’entre-soi.

La science a ses propres limites quand elle s’enferme dans ses paradigmes.

La connaissance scientifique a ses certitudes que les scientifiques ont du mal à remettre en cause, freinant ainsi l’évolution de leur recherche ou de leur pensée. Il y a de multiples exemples que l’on pourrait citer comme celle de croire la terre plate, ou la physique Newtonienne reconsidérée par celle d’Einstein. Dans le premier cas, il s’agit d’une véritable erreur, dans le second plutôt un niveau ou un domaine de validité différent.

Les scientifiques ont donc parfois des préjugés limitant ainsi leur recherche de la vérité. C’est juste humain. Très humain. Gaston Bachelard, épistémologue du siècle précédent appelait ça des « obstacles épistémologiques » : s’enfermer dans des habitudes intellectuelles est vrai dans le domaine scientifique comme dans tous les autres domaines. Il évoquait la psychanalyse de la connaissance afin de surmonter ces obstacles épistémologiques. Gaston Bachelard était en pleine époque freudienne… En fait, il s’agissait de faire en sorte que la communauté scientifique ait conscience des freins à l’évolution et pense « changement de paradigme ».

Cette notion de paradigme est évoquée par Thomas Kuhn, autre épistémologue du siècle précédent. Pour lui, le paradigme est ce qui fait l’objet d’un consensus dans une communauté scientifique. Il analyse ainsi les comportements sociologiques des communautés scientifiques lors des changements de paradigmes ; dont les résistances inhérentes à l’évolution de la pensée scientifique lors des changements de paradigmes. Il s’inscrit parfaitement dans la continuité de la pensée de Bachelard.

Il y a aussi le comportement émotionnel du scientifique susceptible de provoquer des freins dans sa progression intellectuelle. Gaston Bachelard nous dit « La Catharsis intellectuelle et affective consiste à se déprendre de ses préjugés et de ses opinions (l’opinion ne pense pas) ».  Il évoque un certain nombre de catégories d’influences de l’esprit du scientifique s’imposant à ce dernier (on peut les appeler préjugés) ; ils sont en lui « a priori » et guident sa pensée de façon non rationnelle (au sens scientifique du terme). En fait, il n’en est pas forcément conscient. Il y a donc une forme de biais du raisonnement naturel conduisant à l’obstacle épistémologique. Il s’agit donc d’une erreur de pensée scientifique imposant un paradigme faux, et distillé dans la pensée ambiante. Nos scientifiques actuels sont-ils différents de l’époque ou Bachelard s’exprimait ?

On a donc des vérités scientifiques fausses ! Et tant qu’elles ne sont pas débusquées, on ne progresse pas.

La résistance au changement de paradigme a été violente dans l’histoire. Elle l’est encore aujourd’hui ; avec les caractéristiques de notre époque… On ne brûle plus les hérétiques.

En fait, comment provoquer la recherche de nouveaux paradigmes scientifiques ? Comment faire accepter que soient débattus et contredits des vérités annoncées par des scientifiques, médiatisées, encrées dans tous les esprits sans se faire marginaliser ? Karl Popper (Epistémologue du 20ème siècle) dit que la vérification d’une théorie scientifique est insuffisante ; que cette théorie doit être réfutable pour être validée. Il ne s’agit plus de vérifier une hypothèse mais de la rendre réfutable. Ne pas dire oui, mais tenter de dire non. De poser le postulat contraire. Mais une théorie doit être suffisamment concrète et précise pour être réfutable. Ainsi, réfuter la théorie de l’existence de Dieu est impossible. Voilà pourquoi elle ne peut être scientifique… Une théorie si elle n’est pas falsifiée n’est pas fausse. Mais, a contrario, on ne peut dire qu’elle est absolument vraie. Popper dit que cette théorie est corroborée relativement à un système, mais jamais dans l’absolu. Par contre, on doit pouvoir tenter de la falsifier. Il faut donc essayer de démontrer en permanence sa fausseté. Sa scientificité sera d’autant plus renforcée qu’elle résistera à la réfutation.

Imre Lakatos, épistémologue contemporain, dit que l’Histoire regorge d’exemples où une théorie scientifique est maintenue en dépit d’un certain nombre de falsifications (Réf : Léna Soler).

D’obstacle épistémologique en théorie falsifiée mais maintenues, comment provoquer la recherche de nouveau paradigmes au-delà de nos certitudes ? Pas simple !

Pourtant, Jean Staune (Philosophe des Sciences du 21ème siècle) considère que nous sommes à la veille d’un changement de paradigme scientifique.

Après avoir cité tous ces grands philosophes des sciences qui posent le débat…

La science a malgré tout poursuivi son évolution. Pourquoi ? Parce qu’elle a maintenu sa quête de connaissance de la vérité par-delà le comportement très humain de la communauté scientifique. Même s’il y a eu des imperfections locales, la marche en avant globale a été positive pour l’humanité.

Ainsi la connaissance scientifique a évolué de façon fantastique, avec de formidables progrès. Elle a permis à l’homme de prolonger la vie, de comprendre l’infiniment grand comme l’infiniment petit. De savoir qu’il n’y a pas, à ce jour, de théorie unifiant les deux. 

Qu’apporterait à l’évolution des sciences une interaction entre l’intérieur et l’extérieur du monde scientifique ?

Il existe une sorte d’étanchéité entre la communauté scientifique et le monde extérieur. Celle-ci est totalement involontaire, car chacun évolue dans son environnement sans voir celui d’à côté.

Le travail dans les laboratoires n’est pas suffisamment communiqué auprès du grand public. Ou mal. Or bien des informations scientifiques, si elles étaient mises en valeur, apporteraient à tous un véritable éclairage culturel et intellectuel. 

Il ne s’agit surtout pas de dire que le néophyte doive porter des avis dans un domaine supposant une longue expérience et une profonde connaissance. Je suis le premier à critiquer des décisions politiques à propos de sujets techno-scientifiques par des gens n’ayant pas de compétences suffisantes. Mais… permettre au néophyte d’interroger la science et les scientifiques ; qu’au fil du débat, sa pensée évolue : Orienter le débat côté question plutôt que réponse…

Ces approches d’épistémologues s’apparentent à la sociologie du monde scientifique. Elles sont intéressantes car elles pointent la nécessité de penser la science, son environnement dans un cadre plus global. 

De quoi s’agit-il :

  1. Que les méthodes abordées dans le monde scientifique puissent faciliter le changement de paradigme. Que les obstacles, résistances ou maintien de théories malgré les falsifications soient identifiés… débusquées et mise en visibilité.
  2. Que la science ne se limite pas à la rationalité. Dire que la vérité absolue existe est problématique. On pense la vérité à travers notre regard et les outils mis en place pour l’observation des choses. Mais est-ce la réalité des choses en elles-mêmes, indépendamment de notre regard ? Ce concept est un peu compliqué. Je vais tenter de vulgariser à travers une métaphore : l’être humain que vous voyez dans la glace tous les matins est-il vraiment celui-ci ? Vu du regard de votre conjoint, vos amis, est-il le même ? Vu d’un Martien sera-t-il le même ? Lorsque vous vous voyez dans une vidéo, n’êtes-vous pas étonné ? L’objet humain que vous êtes est ainsi observé de façon extrêmement relative. Et, par-delà toutes ces observations, n’est-il pas dans l’absolu (en-soi) totalement différent de toutes ces observations ? Si je convoque Dieu ou un être au sens et à l’intelligence supérieurs aux nôtres, un esprit sorti d’un univers physique, comment vous voit-il ?

J’écris ces lignes en pleine crise de Covid-19. Le débat sur la Chloroquine est édifiant. La communauté scientifique influence le gouvernement à travers ses méthodes protocolaires et s’en tient strictement à ça. Cette démarche peut conduire à une catastrophe, mais peu importe, on maintient le principe technocrato-scientifique quel que soit la situation.

Or, une démarche scientifique doit être relative à une fin…

La fin, dans le cas du Coronavirus est de changer la méthode pour se donner les moyens de sauver un maximum de monde et de limiter l’engorgement des hôpitaux. Pas de s’enfermer dans un protocole. Il aurait donc mieux valu commander dès le départ un maximum de Chloroquine, l’administrer à chaque patient atteint au plus tôt, sans exception, couplé aux antibiotiques, et ce, bien entendu sous contrôle médical ; faire des relevés permanents pour analyser la performance de cette solution. 

Ainsi aurait-elle été testée de façon incrémentale. Du reste, des relevés de charge virale ont été faits et comparés ce que, curieusement, les tenants du protocole n’évoquent jamais.

Procéder ainsi de façon graduelle n’empêchant pas de dérouler le protocole classique (dit scientifique) en parallèle. Bien évidemment.

Le monde technologique évolue vite. Le monde économique aussi. La flexibilité et la réactivité sont des critères incontournables au 21eme siècle. Cette crise montre que le monde scientifique ne pourra s’exonérer de ça.

La pression populaire dans les réseaux sociaux a, d’une part, soutenu le Professeur Raoult, d’autre part « un peu » interpellé le gouvernement (parce qu’il est difficile à faire bouger… ce qui pose problème dans la situation dictatoriale dans laquelle nous nous trouvons, même si on peut le penser nécessaire…). On a donc eu une sorte de contre-pouvoir populaire soutenant une partie de la communauté scientifique face à une autre, dont le conseil scientifique auprès du gouvernement. Un chaos utile et révélateur.

Forcer le débat de manière subversive…

Par-delà le débat épistémologique complexe, il est plus que jamais nécessaire de créer des institutions de contrepouvoir dans le domaine scientifique, avec pour but de « forcer » le débat de façon subversive. Un débat d’expert entre experts est nécessaire, certes. Mais l’entre-soi provoque les biais sociologiques évoqués ci-avant.

Alors, que faire ?

En matière de gestion de ressources humaines certaines structures organisent des revues de ressources pour qualifier les compétences d’un département. Le directeur de département donne un avis sur chacun de ses collaborateurs en le soumettant à la critique de ses collègues, directeurs d’autres unités. Ses arguments sont ainsi soumis à une critique bienveillante mais ferme, l’obligeant à se remettre en cause. Pourquoi ne soumettrions-nous pas les théories de tel ou tel physicien à une critique bienveillante mais ferme d’un biologiste, un spécialiste de l’IA ou un sociologue, un philosophe etc. On m’opposera que ça existe, certes, mais pas de façon structurée, visible avec des livrables montrant la pertinence des échanges.

Il faut aussi rendre publics ces débats, et donc accessibles. La vulgarisation consiste à rendre simple des phénomènes complexes sans verser dans le simplisme. NXU Think Tank convoque des débats de sachants (pour ne pas dire d’experts), pluridisciplinaires, et s’est donné la vocation de vulgariser. Méthodologiquement, cela reste compliqué. Il faut faire un peu de science-fiction réaliste, travailler les métaphores (que les scientifiques n’aiment pas forcément), rendre accessible les notions complexes, etc. Il y a donc un travail gigantesque mais nécessaire et trop souvent occulté. Sinon, une élite de sachants dominera le monde disposant de moyens importants tandis que les non-sachants seront laissé de côté avec toutes les conséquences associées.

Quels médias pour communiquer l’information scientifique ?

L’accessibilité à l’information scientifique dans les médias pose problème.  Pour caricaturer, nous avons deux types de médias : les grands médias type télé, radio ; et les Réseaux Sociaux.

Michel Onfray évoque la fabrique à crétins à propos de la télévision. Selon lui, le monde libéral et capitaliste provoque cet appauvrissement intellectuel des émissions de TV. Était-ce mieux avant quand télévisions et radios étaient nationalisées ? Un pouvoir central peut-il avoir l’arrogance de définir à lui seul les besoins culturels d’une nation ? Et la façon de la diffuser ? De l’imposer ?

En même temps, il faut reconnaitre que l’on est souvent atterrés par la faiblesse intellectuelle des émissions, commentaires et débats.

Alors que faire ?

Réinventer un nouveau système provoquant une valorisation des informations diffusées avec des contrepouvoirs formels et utiles ? Par exemple, une émission d’auto-critique des grands médias ? Ou une émission dédiée à la valorisation des informations ? Ou une logique économique valorisant les informations de qualité à construire en relais avec les réseaux sociaux et de multiples sponsors ? Si l’Etat doit avoir un rôle c’est bien dans l’animation de la création de valeur liée à la production d’informations culturelles. Mais aussi dans la mise en place de débats critiques sur la qualité informative et culturelle des émissions ou journaux télévisés.

L’information produite sur les réseaux sociaux, outre qu’elle comporte des « fake news », nous oriente puisque les moteurs d’analyse comportementale ayant détecté notre profil type et leurs algorithmes nous abreuvent d’informations correspondant à celui-ci. 

Les Réseaux Sociaux nous imposent leur modèle en contre partie de la gratuité de l’information. Yuval Noah Harrari, dans son livre « 21 leçons pour le 21eme siècle », dit que pour avoir une information de qualité il vaudrait mieux la payer que d’en disposer de cette façon. Je ne suis pas sûr. Parce que la rendre payante constituera un frein. Le choix devient : avoir de l’information de mauvaise qualité, ou plus d’information du tout… Sauf pour ceux qui en paieront le prix, et donc une certaine élite… Je reste convaincu que des écosystèmes offrant de la gratuité avec contrepartie permet d’offrir beaucoup de choses à ceux qui ne peuvent se le payer. Encore une fois tout est dans la canalisation de ce type de systèmes qu’il faut maintenir libres, ouverts, mais dont l’orientation de production de valeur oblige les Réseaux Sociaux à modifier utilement leurs algorithmes. Fiscalité positive ?

Attention danger : 

Pour m’adosser à la thèse de Paul Antoine Miquel que j’ai eu l’occasion d’évoquer de nombreuses fois dans mes précédents textes, notre puissance techno-scientifique n’a jamais été égalée dans l’histoire de l’humanité. Et s’accélère exponentiellement. Je ne verserai pas dans l’idée que le Covid 19 est la punition divine à une humanité qui ne respecte plus la nature. Mais il faut faire gaffe !

Les décisions que nous prenons aujourd’hui auront des conséquences pour les générations futures qui ne sont pas là pour se défendre. J’ai déjà écrit antérieurement avec un peu d’humour que nos enfants ne pourront pas faire un voyage dans le passé et nous dire : « ehhh… les vieux… arrêtez vos conneries… voyez le bazar que vous êtes en train de nous générer dans notre présent qui est votre futur ». Paul Antoine Miquel dit « il faut partir du futur pour prévoir le présent », « le temps causal ne revient pas en arrière ». Pour la prévision de notre présent, il développe l’idée de grammaire de catégories afin d’étudier le niveau de risque d’une avancée scientifique : incertain, possible, plausible, certain… etc.

Mais pour aller plus loin, si on met en application l’heuristique de la peur de Hans Jaunas, il faudrait institutionnaliser une veille permanente avec des structures adaptées pour ça ; et une approche réactive, flexible, itérative. On n’a pas toujours le temps d’attendre. Forts de l’expérience récente, paralléliser les méthodes : lourdes et moyen terme, courtes et itératives. Et surtout ne pas les opposer. Les deux approches, mises en perspective, créeront une vraie dynamique. Peut-être éviterons nous ainsi un principe de précaution dogmatique.  

Je rappelle le livre de Paul Antoine Miquel « Vénus et Prométhée », essai sur la relation entre l’humain et la biosphère, aux éditions Kimé.

Oui la science et les scientifiques doivent s’adapter au 21ème siècle.

Pour conclure ce chapitre concernant le monde scientifique, ce dernier n’est pas si différent des autres. Il a sa part d’humain avec ses difficultés, ses biais. Les épistémologues comme Gaston Bachelard ou Thomas Kuhn montrent que cette communauté se heurte à des biais humains pour les mêmes raisons que toutes les communautés humaines, et qu’il n’y a rien d’anormal à ça. Elle se trouve aussi confrontée brutalement au nécessaire besoin de flexibilité et surtout de réactivité. Ce qui n’est pas dans ses principes de fonctionnement. La recherche suppose le temps long…

« Décloisonner » est-il le bon mot ? Il est en tout cas nécessaire de rendre accessible le monde scientifique de façon systémique, de provoquer des débats avec de nouveaux fonctionnements pour faire bouger les paradigmes et les certitudes : les confronter à la réfutation, comme dirait Karl Popper.

Là encore, il faut créer de nouvelles approches systémiques dans la gestion de cette communauté qui a entre ses mains l’avenir de l’humanité.

Luc Marta de Andrade, Président de U-Need Consulting et de NXU Think Tank