Cet article nous est inspiré par le récent ouvrage d’un philosophe et d’un sociologue Pierre Dardot et Christian Laval : Dominer — Enquête sur la souveraineté de l’Etat en Occident, La Découverte, 2020, 730 pages. 

La question est plutôt iconoclaste.

D’ordinaire, on lie le sort de la politique à celui de l’Etat. Si l’Etat est la forme ou la figure moderne de la politique, la politique ne peut se faire en dehors de lui. Aussi la crise de la politique est-elle toujours rapportée à une crise de l’Etat et, inversement, le salut de la politique passe par une restauration des pouvoirs de l’Etat (souverainisme qui peut être de droite ou de gauche). De fait, l’Etat est pour chacun une réalité irréductible. Le monde, depuis les traités de Westphalie (1648) qui mettent fin à la guerre de 30 ans et qui ont dessiné les frontières durables des Nations européennes, est composé d’Etats. Nous sommes d’ailleurs tous façonnés par l’Etat. L’Etat sans être totalitaire est partout. Comme dit Thomas Bernhard : « où que nous regardions, nous ne voyons que des enfants de l’Etat, des élèves de l’Etat, des travailleurs de l’Etat, des fonctionnaires de l’Etat, des vieillards de l’Etat, des morts de l’Etat, voilà la vérité. L’Etat ne produit et ne permet l’existence que de créatures de l’Etat, voilà la vérité » (cité p. 7). Même le libéralisme qui prône l’Etat minimal, lui reconnaît des vertus par temps de crise (économique, sanitaire…). A l’époque moderne, l’Etat aura été le meilleur produit d’exportation de l’Europe (colonisation) : et la décolonisation, quant à elle, aura assuré l’extension et la pérennité de son modèle.

Or il s’agit de se demander si « cette organisation politique du monde, héritée du passé occidental, est …en mesure de faire face aux défis qui se posent aujourd’hui à l’humanité »  (P.  Dardot et Ch. Laval, op. cit., p. 8).  On peut en douter si le principe de souveraineté contredit les intérêts de l’humanité : le président Bolsonaro s’abrite derrière ce principe pour favoriser l’agrobusiness et laisser brûler la forêt amazonienne. Il déclarait le 24 septembre 2019 à l’Assemblée des Nations Unies : « Il est faux de dire que l’Amazonie appartient au patrimoine de l’humanité ». La forêt amazonienne appartient aux pays qu’elle recouvre sans que la communauté internationale ait aucun droit à faire valoir. Comment déployer une politique environnementale internationale, relever le défi de l’urgence climatique, si le droit international, à l’appui du principe de souveraineté autorise chaque Etat à se comporter comme le propriétaire de la partie de la planète qui correspond à son territoire ? C’est le même principe, sous la forme du droit des nations à disposer d’elles-mêmes et du devoir de non-ingérence qui accorde, de fait, aux gouvernements d’Etats non démocratiques le pouvoir de meurtrir, d’affamer, voire de massacrer leur propre population.

Dans ces conditions, on peut en venir à se demander si la souveraineté de l’Etat n’est-il pas le problème plutôt que la solution de la politique contemporaine, rapportée aux défis qu’elle devrait traiter ?

L’hypothèse est sans doute osée, sans prendre assez en considération toutes les potentialités politiques de la souveraineté et de l’Etat.

Car, on peut d’abord déplacer l’échelle de la souveraineté : le problème ce n’est pas la souveraineté mais la souveraineté de l’Etat. La solution donc c’est l’évolution de la politique contemporaine vers une souveraineté supra-nationale. Il faut désapproprier la souveraineté, promouvoir un « nouveau concept de souveraineté » (J.-Cl. Trichet, ex-président de la BCE). Il faut plus d’Europe et une Europe plus intégrée : un Ministère européen des Finances, la transformation du Conseil de l’Europe en Sénat de l’UE par exemple. Mais la souveraineté a sa logique, que le changement d’échelle (du national au supranational) ne la remet pas en cause : elle donne le droit aux autorités européennes d’exercer un pouvoir sur les Etats eux-mêmes pour leur imposer l’orthodoxie économique et monétaire (la règle des 3% de déficit par le traité de Maastricht en 1992), de passer un pacte migratoire avec la démocratie illibérale d’Erdogan, d’interdire à des bateaux affrétés par des organisations humanitaires d’accoster dans un port de l’UE — alors même que le droit de la mer est au-dessus du droit des Etats et du droit des unions d’Etats, il est  vrai seulement au-delà de 12 milles marins.

On peut ensuite, tout au contraire, défendre le principe étatique de la souveraineté, parce que seul l’Etat souverain paraît en mesure de lutter contre l’extension néolibérale du capitalisme, la destruction du monde, et au-delà de la globalisation des capitaux, des échanges, des flux de données, de reprendre notre destin collectif en main. L’Etat est la garantie d’une souveraineté nationale (militaire, mais aussi industrielle et sanitaire).

Mais l’Etat peut-il opposer sa souveraineté au capital mondialisé si, historiquement, capitalisme et Etat ont partie liée ?

Les Etats sont jaloux de leur indépendance sans voir assez qu’ils ont participé à l’histoire du capitalisme qui vient saper leur souveraineté. Les Etats ont été la condition du capitalisme européen. [1]

Ensuite, le souverainisme ou l’idéologie de la souveraineté tente de reconstituer un grand sujet politique (l’Etat, la Nation, le Peuple, plus ou moins confondus) comme une volonté unie et ferme capable de résister à toutes les contraintes externes et/ou inassignables : les autres Etats mais aussi organisations internationales, marchés financiers. On milite à droite pour l’instauration de frontières efficaces contre les flux migratoires, à gauche pour une économie démondialisée pour protéger les emplois, les compromis et les acquis sociaux.

Mais le souverainisme peut-il surmonter le moment néolibéral de la politique mondiale ? Rien n’est moins sûr s’il alimente le nationalisme, s’il incite à l’autoritarisme, parfois au nom du peuple (populisme), sans faire face aux défis mondiaux (catastrophe climatique, crise sanitaire, migration, inégalités, menaces de guerre nucléaire, impérialisme numérique…), si le néolibéralisme peut être hybride (protectionniste, identariste).  Que pourrait alors être une politique mondiale « au-delà de la souveraineté de l’Etat »  (P. Dardot et Ch. Laval, op. cit., p. 17) ?

Mais que faut-il entendre par souveraineté ?

La politique contemporaine est centrée sur l’Etat et la souveraineté est la caractéristique fondamentale de l’Etat. Mais qu’est-ce que la souveraineté de l’Etat ? Une question principale devrait être posée au préalable à propos de la souveraineté : est-elle l’essence de l’Etat ou de l’Etat moderne ?

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[1]Cf. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, xve-xviiie siècle, 1979 ; La dynamique du capitalisme, 1985 ; et Immanuel Wallerstein, Le système du monde du XVe siècle à nos jours, 1980. A propos du concept d’ « économie-monde », Braudel précise qu’ « elle occupe un espace géographique donné », « accepte toujours un pôle, un centre, représenté par une ville dominante, jadis un État-ville, aujourd’hui une… capitale économique ». Et selon Wallerstein, « le développement d’Etats puissants dans les zones centrales du monde européen fut un élément essentiel du développement du capitalisme moderne ».

Laurent Cournarie, Président de la Commission Philosophie NXU Think Tank et Professeur de chaire supérieure 1ère Supérieure Philosophie. Retrouvez son site web ici.