Résumé. Une philosophie radicale de l’IA est-elle une critique éthique ou une analyse systémique de la techno-science et du techno-libéralisme, instruite à partir d’une pensée écologique ?

Penser prioritairement dans l’urgence

Le court-termisme, voire l’ultra court-termisme, s’est emparé du monde et des esprits. Mais la pensée doit-elle y céder ? Penser c’est dire non, ou c’est une forme de résistance qui conduit à s’arracher à l’“idiotie” de l’actualité et du présentisme, à réintroduire de la profondeur, à creuser le temps, le ralentir pour préserver encore la possibilité d’un avenir et le sens du commun. En a-t-on encore le loisir ? L’urgence paraît telle que l’impératif de l’action annule l’obligation de penser, même si, dans les faits, l’action différée ne profite guère à la pensée.

L’époque a besoin donc de philosophie, urgemment, mais comment ? Je reprends et prolonge un peu la question de mon article précédent : “à quoi bon la philosophie ou quelle philosophie sur l’IA ?” On peut la retraduire autrement : l’IA est-elle l’objet le plus urgent à traiter aujourd’hui en philosophie ? Parmi les (r)évolutions en cours, laquelle est prioritaire par son ampleur et ses conséquences potentielles ?

IA, techno-science, techno-libéralisme, capitalisme

Certainement il y a, l’origine de la création de NXU, la conviction fondée que la révolution de l’IA, et plus généralement celle portée par les NBIC, est le trait le plus significatif du présent et le plus décisif pour l’avenir des sociétés. Mais une critique de l’IA est-elle ce qui, du présent, est exigée de la philosophie ? Si le doute est permis, c’est parce qu’on peut se demander jusqu’où la critique philosophique de l’IA est (assez) radicale ? Une pensée radicale est avant toute une pensée critique. Le criticisme (depuis Kant) est certainement l’ultime paradigme de (l’histoire de) la philosophie. Une philosophie est une pensée critique ou n’est pas philosophie. Mais quelle critique et à quel niveau ? Concernant l’IA, on peut en dégager trois possibles.

(1 ) Au plus simple, la philosophie peut alerter sur les dérives de l’IA non contrôlée, dénoncer la folie du trans-humanisme, etc. La philosophie est ainsi invitée, en réalité, à souligner les conséquences éthiques réellement ou potentiellement négatives de l’IA. En résumé : IA versus humain. Mais l’IA s’inscrit dans une évolution d’ensemble qui relève de ce qu’on nomme désormais communément la “techno-science”. Dès lors, peut-on critiquer l’IA  sans critiquer la techno-science ? Ou plutôt la critique éthique de l’IA par la philosophie est-elle vraiment critique, c’est-à-dire assez radicale ?

(2) Mais la technoscience n’est pas un phénomène exclusivement scientifique et technique. La technoscience est le contexte de l’IA. Mais la technoscience a, à son tour, un contexte qui est l’économie mondiale. Qu’est-ce qui caractérise, sur les dernières décennies, l’économie mondiale ? Beaucoup s’accordent à lui donner le nom de “néo-libéralisme”. Partant, une philosophie critique de l’IA peut-elle s’interdire de supposer qu’il existe un rapport entre l’IA et la technoscience avec le néo-libéralisme, que l’IA est un “techno-libéralisme” faisant entrer le libéralisme dans une phase ultime de son histoire —  en suscitant continuellement des profits par la marchandisation des données saisies sur le flux indéfini de nos vies, par l’optimisation croissante de tous les modes de production ?

(3) Mais qu’est-ce que le néo-libéralisme dans le capitalisme ? Le point n’est peut-être pas décidé mais, au moins, le néo-libéralisme est difficilement possible et concevable en dehors du capitalisme. Le néo-libéralisme appartient bien à l’histoire du capitalisme. Aussi, si l’IA est la pointe avancée de la technoscience, et si la technoscience accompagne le néo-libéralisme qui s’inscrit, à son tour, dans l’histoire moderne du capitalisme, alors une critique philosophique radicale de l’IA pourrait, voire devrait être une critique, non seulement du néo-libéralisme mais aussi du capitalisme. On passerait alors à une critique systémique de l’IA  —  l’IA dans la techno-science, dans le néo-libéralisme, dans le capitalisme —  qui, de fait, dépasserait le cadre de la critique éthique (niveau 1), pour un point de vue nécessairement “politique” (niveaux 2 et 3). Autrement dit, selon cette ligne de lecture, la critique philosophique de l’IA paraîtrait scindée en deux.

  1. Une critique de l’IA qui, sans remettre en cause le cadre général de la technoscience ou du techno-libéralisme, tente de poser des limites à son emprise dans nos vies, de préserver un espace de responsabilité et de liberté aux sujets, etc., soit une critique éthique de l’IA.
  2. Une critique de l’IA qui l’interroge en direction de ce qui la rend et la rendue possible, prenant une allure systémique, historico-politique, et peut-être anti-libérale.

Mais si la critique éthique de l’IA n’est pas assez radicale, qu’est-ce qui passera pour satisfaire cette exigence de radicalité ?

Philosophie critique de l’IA au risque de la radicalité écologique

Les débats au sein de la commission NXU Philosophie le laissent facilement deviner. Elle est à chercher du côté d’une pensée “écologique”. On y retrouve, de toutes parts, chez les philosophes (Dominique Bourg, Une nouvelle Terre, DDB, 2019) jusqu’à l’encyclique du pape François Laudate si (2015), la même critique de la technoscience — qu’on fait remonter à Descartes. On y fait volontiers le plaidoyer d’une slow science en rupture avec la science conquérante, compétitive, prospectiviste, imbue de la supériorité de son expertise sur les savoirs alternatifs (Isabelle Stengers, Une autre science est possible, La Découverte, 2019), pour un « parlement des choses » qui repense la science et la politique (Dominique Latour), etc. Pour cette pensée écologique, la critique de l’IA risque d’être littérale et frontale : non pas critique des excès de l’IA mais de l’IA comme excès de la rationalité techno-scientifique qui plonge ses racines dans le techno-libéralisme. L’urgence à changer de modèle, comme il est dit, impliquerait alors tout à la fois de renoncer à la techno-science, à la quête de la croissance, à la technocratie, et donc corrélativement, plaider pour une autre science, un autre projet de société, une autre démocratie. C’est donc à se demander si l’IA, puisqu’elle procède de la techno-science dont elle accélère la dynamique, si elle représente le nouveau Graal économique, la pointe de la technologie, si elle menace la démocratie en court-circuitant ses formes conventionnelles, n’est pas ce contre quoi il faut penser. Autrement dit, une critique radicale de l’IA ou la critique philosophique de l’IA au risque de la radicalité écologique.

L’humain, la nature et l’esprit

Il y a, selon nous, la montée en puissance de deux discours, de deux mondes qui paraissent s’ignorer et qui, in fine, risquent de rouvrir l’opposition entre technophilie et technophobie. La radicalité écologique est techno-phobique, de fait, sinon par conviction. La radicalité technologique est éco-phobique, par intérêt. Biocratie vs technocratie. Le XXIè siècle sera écologique ou numérique, ou ne sera pas. Mais sera-t-il l’un ou l’autre, l’un plutôt que l’autre ?

Nous vivons certainement une époque inédite : un changement de civilisation. L’humanité en a connu d’autres. Mais le singulier c’est que ce changement se fait en même temps et sur deux registres : d’un côté, Le siècle vert, comme titre R. Debray dans son dernier essai (Tracts Gallimard, janvier, 2020), où la permaculture s’impose comme le sommet de la culture (Stengers, Bourg) ou, pour ainsi, dire la panthère et l’orchidée sont l’idéal de la dernière humanité, l’une parce qu’elle ne laisse rien traîner, l’autre parce qu’elle émet de l’oxygène et non du gaz carbonique ; de l’autre, l’avènement d’une civilisation numérique, fortement dynamique, prodigieusement inventive et disruptive. Or les deux trajets civilisationnels divergent. L’écologie, c’est le parti de la nature (soit l’ensemble des choses qui ne dépendent pas de nous) contre l’esprit (soit les forces qui s’appliquent à faire que les choses dépendent de nous) ou contre l’humanité de l’esprit qui a cru pouvoir s’affranchir de la nature : l’humanité faustienne. Mais le rêve virant au cauchemar, trêve d’utopie socio-politique, retour à « la mince pellicule d’humus qui reste encore sous nos pieds » (Debray, p. 12) pour la laisser aussi propre aux générations futures qu’on aurait dû la trouver. Au contraire, le numérique c’est l’esprit ingénieux et technique contre la nature : l’humanité prométhéenne et qui, qui rêvant de pouvoir remplacer tout ce qui est par tout ce qu’elle fabrique, pourrait bien avoir l’idée de flirter avec le trans-post-humanisme.

La position raisonnable et moyenne peut-elle être l’option d’une critique éthique, qui fait de la préservation de l’humain au cœur de la révolution numérique en cours, son mot d’ordre ? Mais quelle éthique pour quelle humanité ? L’humain en tant que vivant impossible sans « le mi-lieu » (Debray, p. 53) qui « enveloppe et nourrit » ou en tant qu’esprit qui développe et consomme hors sol ?

Laurent Cournarie, Professeur de chaire supérieure 1ère Supérieure Philosophie

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