Les gourous du machinisme n’ont cessé de nous le répéter depuis des années : la robotisation et l’Intelligence machine affecteront avant tout les métiers manuels et de faible valeur ajoutée ; elles toucheront à la marge les métiers de plus grande valeur ajoutée, requérant plus de réflexion ; la création humaine et l’humour resteront, de manière immuable, l’apanage de l’Homme. Le mantra associé était très clair : pour garder son autonomie vis-à-vis des machines, l’Homme devait se former constamment, entretenir et développer ses connaissances et son intelligence.

 

Mais le mythe vient de se briser, sur le mur de l’actualité des dernières Intelligences machines à la mode, telles que l’assistant conversationnel ChatGPT ou l’IA génératrice d’images Midjourney.

 

Comme une inversion du mythe de la robotisation, la création artistique dans son ensemble, y compris l’humour, se trouve au premier rang des activités menacées. Des Intelligences artificielles pourraient aussi remplacer une large part des métiers d’avocats, de traducteurs, d’experts-comptables ou de radiologues.  La programmation informatique est aussi menacée, bien que dans une moindre mesure. L’enseignement est profondément bouleversé par des outils capables de réussir des examens de niveau universitaire mais aussi d’offrir une pédagogie personnalisée focalisée sur les lacunes de l’élève. En revanche, comme le note Simon Thorpe, directeur de recherche du CNRS en intelligence artificielle, des métiers manuels, comme égoutier, resteront l’apanage des humains pendant encore longtemps.

 

ChatGPT, Midjourney et leurs homologues peuvent désormais créer, certes avec des qualités variables, dans les sept arts connus : architecture, sculpture, peinture, musique, littérature, théâtre et cinéma.

 

Les intelligences artificielles génératrices d’images Midjourney ou Dall-E créent, en moins d’une minute, des peintures et des illustrations. Une œuvre générée par Midjourney a gagné le premier prix du concours de la foire de l’Etat américain du Colorado en août 2022. Elles inventent et dessinent à la demande des maisons, des habitations de tout genre, des sculptures, des meubles ou des costumes, avec une certaine réussite. De fait, ces machines concurrencent les métiers de peintre, d’illustrateur, d’architecte d’intérieur et d’extérieur, de conseiller en décoration et de designer de mode.

Le cinéma n’est pas épargné par la vague IA. Une version vidéo de Midjourney a créé récemment une séquence montrant l’acteur américain Will Smith avalant des spaghettis. Le résultat est plus effrayant que réussi. Cependant, au regard des progrès enregistrés dans la génération d’images, il présage de résultats plus probants dans les mois et les années qui viennent.

 

La littérature, la poésie et le théâtre sont également investis par les Intelligences machines. L’assistant conversationnel ChatGPT écrit des textes à la demande. Depuis qu’il est accessible au grand public, le nombre de romans générés par la machine et proposés à publication a explosé. La revue de science-fiction Clarkesworld Magazine a ainsi renoncé à accepter les manuscrits de nouvelles courtes, devant l’afflux de textes générés par l’IA. ChatGPT écrit des poèmes, à la manière de Baudelaire, Rimbaud ou Victor Hugo, avec des résultats qui n’égalent pas leurs inspirateurs, mais demeurent de qualité honorable. Il peut aussi écrire des dialogues de théâtre en alexandrins. La version 4 de chatGPT fait aussi preuve d’humour.

 

Enfin, les logiciels ont investi le champ de la création musicale depuis de nombreuses années. La sortie, le 14 avril 2023, sur les plateformes d’un faux duo des rappeurs The Weeknd et Drake marque un tournant qui inquiète, à juste titre, l’industrie musicale. Le titre “Heart on My Sleeve” où l’on reconnaît les voix des deux chanteurs a été entièrement généré par une Intelligence artificielle. Et le nombre considérable d’écoutes, avant que le titre ne soit retiré par les plateformes, montre que l’exercice est plutôt réussi. Ni Drake ni The Weeknd ni leur compagnie de disque ne semblent avoir été consultés. Par-delà les problématiques de propriété intellectuelle associées à l’imitation des voix, c’est toute la création musicale qui est sur la sellette. Les majors du disque comme les artistes ont de quoi s’inquiéter. On pourrait imaginer, dans un futur proche, que tout un chacun se connecte à une plateforme de streaming pour écouter plusieurs heures de morceaux inédits, générés à la volée par l’IA, selon le style de son groupe préféré, sans que les interprètes ne les aient jamais joués ni même entendus.

 

Selon toute vraisemblance, la création artistique connaîtra une révolution copernicienne. Du jour au lendemain, les œuvres ne seront plus associées à un auteur mais à une machine. L’extrapolation à des créations connues nous laisse partagés entre la frayeur et la consternation. Par exemple dans le domaine de la musique.

Qui n’a jamais éprouvé le besoin de se sentir en osmose avec l’interprète d’une chanson, de partager sa joie ou sa tristesse ? Ne me quitte pas, l’Hymne à l’amour ou I will always love you auraient-ils la même force sans l’incarnation de Jacques Brel, Edith Piaf ou Whitney Houston ?  On peut s’interroger de la valeur que prendra une chanson poignante, créée et interprétée par une IA. Que penser de l’élan d’une Marseillaise ou d’un chant des Partisans si l’on apprenait qu’ils ont été écrits et composés par une machine ?

 

Les optimistes rétorqueront que la domination des machines aux échecs, au poker ou go n’a pas stoppé l’intérêt des humains pour ces jeux, ni d’ailleurs leur besoin de se confronter dans des compétitions. La création artistique persistera, avec un modèle économique bouleversé. Puisque la plupart des métiers seront désormais occupés par des robots et des IA, l’humain, libéré du travail, pourra enfin se consacrer à la création, avec un revenu universel qui lui assurera la subsistance.

 

Pour autant, pourra-t-on encore proclamer, comme Emmanuel Kant, que “la musique est la langue des émotions” lorsque celle-ci aura été générée par des logiciels qui n’en éprouvent aucune ? Sans doute non. Réfléchissons un peu : perdre la langue des émotions, même partiellement, c’est certainement très grave.

 

Pour en savoir plus sur la commission Economie et la rejoindre :

Pour lire d’autres articles :