L’IA dans mon travail en 2028

Ce texte est un exercice de projection à 10 ans de l’impact de l’Intelligence Artificielle dans le monde du travail. Trois usages potentiels d’”intelligence artificielles” différentes sont rapidement évoqués, le premier sur le management, le deuxième sur la co-conception, et le troisième sur l’assistance au transfert de connaissance. Cet avenir que j’estime assez fortement plausible est-il souhaitable pour autant ? A quel point ces nouveaux usages vont-ils modifier les inférences que les humains font de leurs actes quotidiens, de leurs relations avec leurs collègues ? leurs proches ? Dans quelles mesures ces nouveaux outils seront le moteur d’un bouleversement ontologique du travail ? Dans 10 ans, nous constaterons le deuxième pas dans cette direction en considérant que le premier pas est déjà fait aujourd’hui. Les travailleurs de demain ayant pour la plupart passé leur enfance dans un monde tapissé d’écrans, un monde où l’information vraie ou fausse, circule à grande vitesse, penseront sûrement aussi différemment de nous que nous pensons différemment de nos grands parents.

 

Libre ? coopérer ou être exploité ?

Bonjour, je m’appelle Julia, née en 1998  à Toulouse, je prends conscience aujourd’hui de ce que mon grand-père voulait dire lorsqu’il soutenait que le monde du travail dans lequel j’évoluerai lorsque je serai grande, serait en totale rupture avec le sien. Après avoir passé des millions d’années à taper avec des cailloux, des milliers d’années à augmenter sa force grâce à des outils agricoles, des centaines d’années à faire grincer-gronder des machines industrielles, quelques dizaines d’années de développement informatique, et l’humanité a enfin acquis le droit de continuer à faire la même chose… mais en mode AH ! Le Augmented-Human qui est devenu bien plus qu’un humain connecté, capable de fouiller sans effort dans des bases de données colossales, ou de lancer à l’envie des teraflops de calculs, mais un humain qui peut mieux vivre dans son environnement, et aussi inconcevable que cela paraissait pour nos grand-parents : un humain qui partage l’harmonie avec les autres humains, surtout dans le monde du travail.

Ce matin, par exemple, Bidip m’a proposé de prendre 3h de congés pour préparer l’anniversaire de mon garçon qui fêtera ses 3 ans ce WE. Je n’avais pas en main le dossier H-009 depuis 5 minutes. Cette proposition m’a prise au dépourvu, car ce dossier correspond à une requête urgente de mon plus gros client.  Bidip, est l’auto-manager de l’entreprise dans laquelle je coopère depuis quelques mois maintenant, mesurant que je mettais du temps à réagir à sa proposition, m’en apporta la justification de premier niveau. Il avait relevé lors des contrôles d’identité systématiques dès que je m’installe à mon poste de travail, un accroissement régulier de ma tension nerveuse, il a évoqué, sur un ton plaisant, les charmantes ridules d’expression de mon visage davantage marquées.

 

Management

Bidip doit protéger mon bien-être qui, s’il décroît, risque d’impacter ma productivité. Ainsi, il a posé quelques questions à mes collègues et en a rapidement déduit que mon planning qui se chargeait à 98 % d’ici la fin de semaine entrait en conflit avec un élément important de ma “vie personnelle”. Depuis la généralisation des réseaux sociaux numériques la vie non professionnelle n’a plus rien de “privée”. Bidip n’aurait pas su directement interpréter mes sentiments vis-à-vis de l’organisation de la fête de mon fils. Tandis que ses modèles de sentiments restent des outils triviaux, son module de collaboration homme machine cherche à exploiter le meilleur des deux entités. L’humain sait donner son ressenti, ses impressions, ses doutes, et communique ainsi à la machine des informations que celle-ci traitera de manière parfaitement objective, sans favoritisme, garantissant au mieux le bien-être des collaborateurs dans le but parfaitement avoué et noble de la profitabilité de l’entreprise. Par un astucieux jeu de chaises musicales, Bidip a réalloué à mon coopérateur Martial les premières étapes de H-009 qui ne nécessitent pas mes connaissances spécifiques, et les 3h de congés que j’ai prises n’auront pas retardé la réponse à notre client.

J’ai de la chance, quand j’ai choisi de travailler dans cette entreprise, je m’étais bien renseignée sur leur usage de leur IA managériale, et c’est en toute connaissance de cause que j’ai renoncé à l’occultation de ma vie privée pour ce confort social et organisationnel. C’est mon choix, et heureusement que mon entreprise respecte sa charte de bonnes pratiques : la satisfaction du collaborateur est la seule garantie qu’il reste durablement à son poste. Cette règle n’est pas universelle, en particulier dans les secteurs où la main d’oeuvre est moins valorisée, les IA dont les objectifs de productivité sont fixés à très court terme ne font qu’aggraver le stress des gens… tout ça n’est qu’une question d’objectif d’entreprise. En tout cas, merci Bidip, maintenant je suis soulagée d’avoir retiré cette tâche de mon esprit, ce qui est une très bonne chose car je vais avoir besoin de toutes mes capacités pour la séance de travail qui débute dans 12 minutes…

 

Co-conception

17h, c’est l’heure où mes ondes cérébrales indiquent l’optimum opérationnel de mon cerveau pour la tâche à venir et je suis impatiente de data-surfer avec mes coopérateurs. Albert et Mia viennent d’arriver dans la salle de conception logicielle, ils sont en train de charger les données dans notre outil de conception assistée par IA. Ocia, de son petit nom, commence à dépiler les données d’usage de notre client, ce sont toutes les marques de contraintes et d’insatisfaction des utilisateurs pendant qu’ils interagissent avec nos outils : là où ils ont passé trop de temps à activer une fonction, là où ils n’ont pas pris le temps de lire l’information affichée, là encore où ils se sont trompés dans l’usage de l’outil et ont dû annuler des actions antérieures. Non seulement Ocia traite les données du dossier H-009, mais également les données de l’ensemble de nos clients afin de déterminer si des patterns de changements plus généraux de comportements des utilisateurs seraient décelés.  Et effectivement, il apparaît que l’attention des utilisateurs s’est déportée vers des fonctionnalités pour lesquelles nous avions moins investi de temps de développement. Cette découverte est géniale, car cela signifie que notre produit est en ligne avec sa courbe d’adoption prévisionnelle, et qu’ils en demandent plus ! 

C’est critique pour notre produit et cela signifie qu’il va falloir très vite améliorer les performances de ces fonctionnalités afin de suivre la demande, sans trop l’anticiper bien sûr, c’est là où mes coopérateurs et moi intervenons. Ocia nous expose les vrais problèmes, que nos biais cognitifs ont parfois tendance à occulter, et nous n’avons plus qu’à arbitrer quelles solutions déployer. Car si nos biais altèrent notre perception, ils sont constitutifs de notre nature, et comme nous faisons des outils pour des humains, c’est avant tout en tant qu’humains que nous devons les évaluer, en fonction de nos objectifs business et technique d’une part, et d’autre part en fonction de la connaissance du métier de nos clients que nous acquerrons en les regardant travailler et en discutant avec eux. La machine Ocia est là pour nous aider à mesurer l’impact de nos décisions, à projeter les conséquences de nos choix dans un avenir plus ou moins chaotique, en nous faisant partager l’expérience de toutes les autres équipes de l’entreprise… 

 

Thésaurisation et transfert de connaissances

Je n’ai que 3 ans d’expérience dont 8 mois dans cette entreprise, mais j’accède au travers de cette machine à l’expertise présente et passée de toute l’entreprise et si un doute subsiste Ocia interroge Bidip, l’oeil qui voit tout, puis m’aiguille instantanément vers le collaborateur le plus apte à m’apporter son soutien. Cette fois, c’est le vieux Bruno, 82 ans, vous imaginez ça vous 55 ans de carrière !  Depuis sa maison de soins sur la côte Basque, il est connecté 1 ou 2 h par jour pour aider “les petits jeunes”, comme il nous appelle. Son esprit reste vif même si sa mémoire commence à décliner, et Ocia lui rappelle les faits exacts lorsque cela est nécessaire. Son expertise de vieux briscard de l’ingénierie nous vient en aide, nourrissant Ocia, par la même occasion, de ces événements qui sont survenus avant sa mise en service. Le temps de Bruno, c’est de l’or pour l’entreprise, même si on sait qu’il ne va pas durer. Bidip le ménage : le juste niveau de sollicitation pour l’entretenir dans ses compétences, sans le fatiguer.

Après 80 minutes d’intenses réflexions, le plan d’amélioration pour H-009 est bouclé, les routines d’auto-configuration de l’outil enclenchées et l’équipe de développement alertée sur les 2 fonctionnalités manquantes… ça devrait être fait pour demain. 

Allez, fin de journée pour moi, je rentre ! Bidip, fais moi penser à envoyer une part du gâteau d’anniversaire pour Bruno, il me rappelle tant mon grand-père…

 

Jean-Pierre Mano, Senior Data Scientist

 

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