Quand la culture créé les machines. Exploration dans les profondeurs des relations entre les arts et les technologies.

Juxtaposition des arts et des machines

Quand on rapproche les arts et le numérique, cela ouvre souvent, soit à l’art numérique, soit à la digitalisation du patrimoine, soit à l’esthétique des produits. L’art numérique consiste à utiliser du numérique comme support ou moyen de production par l’artiste. La digitalisation du patrimoine consiste à utiliser les sciences du numérique pour exposer des œuvres patrimoniales. Enfin, l’esthétique des produits consiste à créer de nouvelles formes, interfaces pour mettre en valeur la fonction d’un produit numérique.

Mais il existe un autre lien entre arts et numérique, sans doute plus fort encore, quand l’art, la culture fait émerger ces outils numériques, leurs sens. Les concepteurs des produits sont des humains vivant dans une culture particulière mais le lien ne s’arrête pas là.

Il est même intéressant d’élargir le numérique aux machines c’est-à-dire les outils qui consomment énergie et matière pour réaliser une mission.

En quoi, la culture, les arts, ont-ils poussé à l’émergence de machines et à leurs versions les plus complexes, les ordinateurs ?

Le but de ces articles est de promouvoir l’importance des artistes dans le monde des machines par leur indépendance et leur unicité.

Fusion humain-machine

Marionnette Robotique – Caliban Midi

« Vous qui êtes ingénieur roboticien, combien de temps pensez-vous qu’il faut avant que la machine dépasse l’Homme ? ». C’est une question qu’on me pose souvent. Comment répondre à cette question ? Selon quel critère pertinent on compare Homme et machine ? Quelles technologies inventer ? Et surtout, pourquoi cette question ? Au-delà des arguments techniques ou non qui permettent de répondre à cette question, il est intéressant de constater qu’elle apparaît dans un paysage culturel que l’on appelle souvent “transhumanisme” qui consiste à améliorer la condition humaine par l’usage des technologies et de la science. Il nous entoure par l’immense majorité de films, images et récits que l’on côtoie. La liste serait longue mais historiquement, les œuvres qui seraient jalons d’un tel imaginaire remontent par Terminator, par la science-fiction d’Isaac Asimov, par la création du concept de machine de Turing, par les Robots de la pièce Rossum’s Universal Robots de Karel Capek, par Astroboy d’Osamu Tezuka,  par Frankenstein de Mary Shelley puis par les automates de Vaucanson, il faut toutefois être prudent, chaque œuvre ne traite que rarement de ce sujet et les thèses explorées sont à lier avec le contexte de l’époque. Si on essaye d’isoler le concept au cœur du transhumanisme, apparaît le dualisme cartésien homme-machine. Le cerveau, siège de l’esprit contrôle et est contrôlé par le corps qui devient machine. Il devient alors possible de “télécharger” l’esprit dans une machine pour continuer. On peut croire, ou trouver “rigolo” de telles conceptions, mais il faut constater qu’elles sont la base de beaucoup de politiques et regards sur le monde.

Lutte entre humains et machines

La vision directement opposée est aussi intéressante à analyser. Cela consiste à concevoir l’humain à l’opposé de la machine, jusqu’à rejeter la machine. Il est de plus en plus fréquent d’observer des personnes éprises de peur quand elles voient un robot humanoïde et rejeter l’existence même du robot jusqu’à nier tout anthropomorphisme pour des raisons éthiques, comme une imposture. Les démonstrations montrant que le robot n’est pas humain vont jusqu’à nier même la possibilité qu’un robot peut danser puisque seulement un humain peut danser. La vidéo récente des robots dansant de Boston Dynamics en est un révélateur par les réactions qu’elles provoquent alors que le travail présenté se rapproche plus de la création d’un dessin animé sur la base des arts et métiers créés par les ingénieurs de talent de Boston Dynamics. Il s’agit d’observer ce pôle opposé au transhumanisme comme faisant partie du transhumanisme lui-même puisque rapportant l’humain à la machine comme équivalent, symbiote ou ennemi.

Arrêter de tourner en rond

Faire l’expérience de créer, penser les machines, le numérique sans passer par les concepts de l’anti/pro-transhumanisme est assez difficile quand on grandit dedans. Ce n’est pas une tâche qu’on accomplit de manière volontaire. La meilleure manière est de plonger dans d’autres imaginaires d’artistes dans lesquels il n’est pas forcément question de machine, de voyager. Et l’éventail de possibilités est infini !

La technologie, de la magie réelle ?

Robot humanoïde open-source Poppy à l’Abbaye de Montmajour (Arles) – Caliban Midi

Un premier voyage que l’on peut proposer est de remonter bien avant le siècle des lumières et d’aller vers la magie. En considérant l’hypothèse d’une langue indo-européenne qui serait à la base de toutes nos langues eurasiennes, les mots “magie” et “machine” auraient la même racine *Magh- qui traite “d’avoir le pouvoir de” au sens d’avoir un pouvoir magique. Les humains volants, la télékinésie, la télépathie, les incantations, baguettes et potions magiques, tous ces pouvoirs magiques, ne pouvons-nous pas en disposer maintenant ? Est-ce que la volonté de disposer de tels pouvoirs a poussé l’Homme dans cette direction ? Quelle est la réalité sociale de la magie au moyen-âge et à la Renaissance ?

 

 

 

Où se trouve l’art dans le cerveau ?

Un autre voyage consiste à aller observer la culture d’un point de vue neuroscientifique. Depuis quelques années, une recherche intense à base de neurosciences cliniques et d’études sur l’auto-organisation de la matière permet d’appréhender un début d’analyse sur la conscience dans le sens de vision subjective du monde. D’un côté, Gérald Edelman, prix Nobel de médecine pour ses travaux sur la découverte de l’architecture chaotique du système immunitaire, propose une lecture évolutionniste du cerveau par la théorie de la sélection des groupes neuronaux. Lors d’une action, pensée, ce qui est réalisé est sélectionné naturellement par rapport à tout ce qui existe. D’un autre côté, Antonio Damasio considère la grande machine à “associer” qu’est le cerveau. En effet, la subjectivité de nos observations seraient liées à l’association entre sensation et perception dans notre corps. En effet, la perception de ce qu’il se passe dans notre corps est cartographiée dans notre cortex orbitofrontal. Une activation simultanée avec un stimulus implique ce qu’il appelle un “marquage somatique” qui relie un concept, une image avec un état du corps. Ce phénomène joue le rôle d’accélérateur de calcul quand il s’agit d’agir vite. Mais toutes ces associations se construisent tout au long de la vie dans ce qu’il appelle un “soi autobiographique ». La culture, métaphoriquement une agriculture du soi, consiste à cultiver ce jardin de fleurs et de mauvaises herbes afin de dégager des chemins. L’art n’aurait pas d’utilité ici, ce serait une condition nécessaire à l’être.

Les arts séparés des métiers

Enfin, le dernier voyage, encore dans l’histoire, consiste à se poser la question : Pourquoi et quand les arts et métiers ont-ils été séparés ? Léonard de Vinci a été un arti/ste, un arti/san, un scientifique ou encore un ingénieur militaire. Et ce genre de profil était courant en son époque, contrairement à aujourd’hui. Il semble qu’il y ait une césure entre le milieu de la culture et l’industrie. Mais sans doute n’est-elle que institutionnelle. En effet, le machiniste est un citoyen comme les autres et est baigné dans un contexte culturel. Des créations émergent de son savoir-faire, son métier et sont teintées de ces influences. Au tout début même de la discipline algorithmique, Ada Lovelace se considérait elle-même comme une artiste par hérédité de son père. Un algorithme est une sorte de poème. Un développeur informatique a une certaine esthétique, des règles de syntaxe qui sont propres à lui. Derrière un code, une roue dentée, une soudure, il y a une esthétique, une recherche du côté satisfaisant de la création, et une relation au monde, à la planète et aux autres qui se construit. Les arts et métiers sont-ils vraiment séparés ?

 

Les articles à venir ont pour objectif de développer ces différents fils de lecture entre arts, technologies et d’autres disciplines. De ces généralités, documents, œuvres, on essaiera d’en tirer des enseignements techniques et pragmatiques sur la conception d’algorithmes.

Thomas Peyruse, Intégrateur bâtiment et co-fondateur de KONEXinc – artiste roboticien à Caliban Midi.