Un changement radical dans l’imaginaire occidental

Le COVID-19 est un puissant révélateur de nous-mêmes. Il fournit à chacun l’occasion de dire sa vérité, il suscite mille récits qui puisent aux obsessions et convictions de chacun. Pêle-mêle, on apprend dans un mélange de fantasmes, de fausses évidences et d’authentiques contre-vérités, que prendre soin de soi et des autres est un modèle politique qui a de l’avenir, que nous sommes vulnérables, que la mort est dans la vie, que le virus prospère sur les failles du capitalocène, que le collapse est proche, que les pandémies sont naturelles et que la globalisation n’y est pour rien, que la science vaut moins que la politique (ou l’inverse). On entend même dire que ce virus est une sorte de nouveau Messie, venant punir l’homme de sa culpabilité …

Mais, cette pandémie témoigne surtout du fait que nous avons changé d’imaginaire et de mythologie. Deux modèles de vulnérabilité se sont partagés l’imaginaire occidental, montrait Jean-Louis Chrétien : la faiblesse face au destin dans l’Antiquité  et la fragilité face à Dieu dans le christianisme. En un éclair, le destin pouvait renverser à chaque instant les conditions, les hiérarchies, les positions, il mettait en évidence la faiblesse humaine.[1] La fragilité marquait, elle, la puissance de Dieu devant toute chose créée, elle signifiait l’insuffisance et l’imperfection de toute créature. Avec le COVID-19, nous sommes entrés dans un âge d’une autre dimension :  la précarité.  La précarité ne désigne pas un processus économique ou social seulement, elle manifeste ce sentiment nouveau que toutes les choses, y compris l’homme dans sa vie vitale, environnementale, et dans sa vie sociale et économique, sont vulnérables parce qu’elle sont des tissus de relations qui peuvent s’exténuer. Rien n’a d’auto-suffisance et de consistance en soi. La précarité n’est certes pas un état permanent mais un fond possible : tous possiblement précaires, ayant épuisé nos relations fondamentales, voués alors soit à une mort sociale, soit à une mort économique, soit à une mort biologique, parfois les subissant successivement toutes. C’est ce sentiment qu’avive de manière si virulente la pandémie mondiale, comme s’il devenait clair en retour que nous avons absolument à faire consister les relations qui sont primordiales pour nous, climatiques, environnementales, sociales, économiques, pour ne pas être livrés à la moindre occasion, au tumulte de l’inconsistance radicale.

Face à la crise sanitaire elle-même, et avant même de réfléchir à ce problème écologique mondial, dû à notre mainmise sur la nature entière, les réactions ont différé du tout au tout. Dans les pays occidentaux (mais pas seulement), le confinement s’est imposé à peu près partout. Briser les chaînes de propagation avec le virus, sans préserver toutes les autres relations, a été vu comme la solution. Au niveau national, on s’est protégé aussi des autres nations. Ce double réflexe de coupure et de repli en dit long sur notre manière de prendre en charge le problème : l’autarcie serait-elle le seul remède, l’enfermement serait-il le seul outil dont nous disposons ? Pouvons-nous vraiment faire abstraction de toutes les relations qui nous constituent ?  Ces mauvais choix n’étaient pas inévitables, pourquoi se sont-ils imposés ? Parce qu’ils témoignent, eux aussi, de pensées toutes faites sur ce que vivre protégé et être libre signifient et de l’absence totale de prise en compte des pratiques des autres.

L’Occident face à l’Orient

Le 17 février débute à Mulhouse un rassemblement évangélique de 2500 personnes, dont on dit qu’il a été le vecteur central du COVID 19 en France. Ironie du sort, un autre rassemblement évangélique, patronné par la fameuse secte Shincheonji en Corée du Sud a lieu presque aux mêmes dates. 833 contaminations sont détectées le 24 février, dont 292 cas ont un lien avec la secte. La manière dont cette épidémie a été affrontée en Corée, et le courage qu’il a fallu au Président Moon pour le faire, semblent peu intéresser la presse française[2]. Qui en France sait qui est le Président Moon, comment il est parvenu au pouvoir, quelle guerre de tranchée permanente il a eu à mener contre l’extrême-droite coréenne et les nostalgiques du dictateur Park encore bien implantés dans les médias et le système judiciaire sud-coréen ? Lee Man-Hee, le fondateur de la secte Shincheonji, et figure influente dans ce milieu, refuse de donner le fichier des noms de fidèles ; et dans la ville ultra conservatrice de Daegu, l’épidémie commence à gagner en intensité. Le Président Moon fait pression. Il prend des risques. Lee Man-Hee est menacé de procès. La liste (non complète, plusieurs milliers de noms manquent) est finalement obtenue. Résultat ? En un peu plus d’un mois le système de santé Coréen jugule et canalise le virus. Quelle est la recette miracle ? En Corée tout le monde porte un masque, on fait immédiatement des tests de grande ampleur, et on pratique le tracking. Aucun risque de prendre le train et d’être assis à côté d’un malade sans le savoir. Aucun risque d’aller voir sa vieille grand-mère et de lui donner la mort sans le vouloir. A l’aune de nos valeurs et de la protection des individus le tracking est-il souhaitable ? N’est-il pas l’oeuvre d’un gouvernement autoritaire de plus en Asie ? Rappelons que le père du Président Moon fut un réfugié politique du Nord, et qu’il a été lui-même deux fois enfermé dans les geôles du dictateur Park, ayant milité toute sa vie, en tant qu’avocat, pour ces fameux droits de l’homme si contestés chez nous aujourd’hui, dans certains courants politiques. Autoritaire, le Président Moon ? Dans une compréhension globale et complexe des relations dans lesquelles nous sommes pris, certains pays ont fait le choix de ne pas en sacraliser une seule, comme si la vie avait moins de prix que ce qu’on nomme vaguement liberté personnelle, sans aucun débat possible sur ce sujet, comme si la liberté n’enveloppait pas la condition primordiale de la liberté : vivre.

Comparons un moment avec la France ! A la fin du mois de janvier, notre ministre de la santé annonce qu’il ne faut pas s’inquiéter et que l’épidémie est contrôlée en Chine : tant mieux, parce que, dans notre système de santé qui est le meilleur du monde, il n’y a pas de masques ! On s’est assez moqué de Madame Bachelot, qui en avait constitué un stock lors d’une épidémie précédente, au nom du principe de précaution pourtant. Le problème, c’est que dans notre système de santé le meilleur du monde, il n’y a pas non plus de tests ! Ne parlons même pas de la possibilité de tracer numériquement les citoyens ! Tout cela sera inutile, car nous n’avons affaire qu’à une forme de grippe. C’est ce que nos médico-communicants disent au grand public à la télévision française. Quel est le taux de mortalité de la dernière grippe saisonnière française ? 0, 1%. 8000 morts en 2019[3]. Et quel est le taux de mortalité du COVID 19 ? Une enquête avait été menée en Chine, les données épidémiologiques oscillaient autour de 3 %[4]. Même en étant nul en mathématiques, il n’est pas difficile de comprendre que nous changeons d’ordre de grandeur. Il faut ajouter en plus que le COVID 19 prend une forme sévère et dangereuse, dans au moins 10 % des cas. Ces données étaient déjà disponibles, après l’étude chinoise du 17 février 2020. Certes, on ignorait l’importance du nombre de patients asymptomatiques. Et on l’ignore toujours ! Entre temps néanmoins, ce virus a déjà fait plus de 20000 morts dans notre pays. Combien de morts en Corée du Sud ? 200.  Quelle solution avons-nous proposé depuis ? Enfermer les gens chez eux, ruiner notre économie, fabriquer un peu de masques et un peu de tests. Il en faut évidemment beaucoup plus dans un pays où la pandémie a déjà fait 20000 morts que dans un pays où il y en a eu 200…

La crise sanitaire mondiale réclame un changement radical de paradigme. Commençons-nous à comprendre que les humains ne sont pas au-dessus de la nature, encore moins son centre ? Nous ne pouvons pas continuer à détruire de cette manière la biosphère sans attendre un effet de retour des boucles rétroactives qui la sculptent sur cette planète. Le COVID 19 en est simplement l’un des signes, comme l’étaient presque au même moment les incendies australiens. Comprenons-nous que nous ne pouvons consister sur Terre, nous humains, qu’on prenant en compte les autres êtres, qu’en faisant monde avec eux ?

Mais les occidentaux ne sont pas non plus au centre de la morale ! Combien de temps allons-nous mettre pour commencer à accepter ce fait ! Une civilisation, c’est d’abord un système de valeurs. Le système de valeur occidental n’est qu’un point de vue sur le monde, qui n’a sans doute pas moins de valeur que les autres, mais qui doit composer avec les autres. Combien de temps allons-nous mettre avant de commencer à accepter qu’il faut faire communiquer les points de vue européens, asiatiques, africains, américainsplutôt que d’entrer dans une logique d’ignorance, ou d’affrontement ! Non, Mr Moon n’est pas fasciste, non le tracking en période de pandémie n’est pas obligatoirement le signeque nous sommes dans un Etat policier, s’il respecte au niveau des techniques et des protocoles, les conditions de nos démocraties, et fait clairement la balance entre la vie comme condition de la liberté et l’exercice de cette liberté ! Non il ne faut pas organiser des élections municipales au début d’une pandémie ! Oui, il est absurde de faire entrer les enfants à l’école, quand on sait que cela peut relancer le processus pandémique ! En Corée on peut aller au bar, au restaurant, dans le métro, dans le train, mais les enfants ne vont pas à l’école, et les cours à l’université se font par Zoom, en attendant mieux, en attendant que nous commencions enfin à apprendre à vivre au XXIème Siècle !

La COVID-19 nous bouscule sur ces deux points. D’abord, il exprime on ne peut mieux ce sentiment nouveau que la précarité est la condition générale de toute existence. Et que dès lors, notre plus immense défi aujourd’hui, nous en prenons tous conscience, est de réussir à ne pas exténuer les relations qui nous constituent, sur le plan écologique, environnemental, biologique. Sur le plan de la résistance à la pandémie elle-même ensuite, le COVID nous contraint de penser avec les autres, et non sans eux, les conduites à tenir afin de lui faire face, sans tabous, ni croyances politiques d’un autre âge, cet âge où n’existaient ni cette pandémie, ni ce réchauffement climatique, ni ce désastre écologique que l’espèce humaine est en train de fabriquer jour après jour.

Paul-Antoine Miquel, Professeur de philosophie/Université de Toulouse 2, membre de la Commission Philosophie NXU Think Tank

Pierre Montebello, Professeur de philosophie/ Université de Toulouse 2


[1] Jean-Louis Chrétien, Fragilité, Les Éditions de Minuit, Paris, 2017.

[2] Cela fait d’ailleurs contraste avec la presse anglaise, si on pense par exemple à l’excellent article du Guardian qui vient d’être publié aujourd’hui (Test, trace, contain : how South Korea flattened its coronavirus curve, 23 april 2020, Justin McKurry).

[3] Ce chiffre lui-même est d’ailleurs largement surestimé. Il compte l’ensemble des décès susceptibles d’être attribués directement ou indirectement à la grippe. Le nombre de patients effectivement morts de la grippe à l’hôpital est bien plus bas (voir Santé Publique, n°28, 21 octobre 2019).

[4] Wang W, Tang J, Wei F. Updated understanding of the outbreak of 2019 novel coronavirus (2019-nCoV) in Wuhan, China, J Med Virol 2020. (doi: 10.1002/jmv.25689.)