Dans quel espace vivons-nous aujourd’hui ? Dans quel monde vivons-nous par l’espace dans lequel nous croyons vivre ?
Nous ne vivons pas tous le même espace : nous n’avons pas la même façon, culturellement et individuellement, de l’habiter, le parcourir, le traverser, le percevoir et l’imaginer. Nous ne vivons pas non plus dans le même espace : nous ne sommes pas tous égaux devant lui. Les inégalités sociales et économiques, culturelles ont leur traduction spatiale : la discrimination passe par une la ségrégation spatiale. La distance géographique est parfois sans commune mesure avec la distance sociale. La proximité géographique du centre-ville est une distance socialement insurmontable pour les populations ghettoïsées du péri-urbain. Mais aujourd’hui il faut ajouter une condition nouvelle d’espace ou un nouvel espace qui peut d’ailleurs faire croire à l’annulation des déterminismes sociaux de l’espace, qu’on peut nommer le cyberespace.
Que devient l’espace pour l’humanité avec l’introduction du cyberespace ?
On peut inscrire le cyberespace dans l’histoire des techniques dont l’effet a toujours été d’abolir, sinon l’espace, du moins l’obstacle de son espacement, la distance et le temps du mouvement. La technique rend quasiment contigus les lieux jusque-là éloignés. Ce faisant, elle transforme les paysages et la vie des populations en aménageant les territoires. Le chemin de fer hier, les infra-structures autoroutières, les télécommunications modifient les rapports entre la ville, les campagnes, les régions, par-dessus voire contre les frontières nationales. A présent les techniques du numérique et d’Internet.
Mais la technologie de l’information numérique ne se contente pas de métamorphoser l’espace. Elle en invente un nouveau. C’est un espace du réseau ou c’est le réseau qui crée un espace nouveau, à la fois virtuel et réel puisqu’il est le moyen d’un volume d’échange d’informations tel que l’humanité n’en avait jamais connu. L’obligation de confinement a permis de le vérifier, en accélérant le recours aux outils numériques pour que la vie continue malgré tout. Les individus ont pu maintenir le lien, rester productifs grâce au télétravail qui pourrait s’imposer dans l’avenir comme la norme du travail. Et certains de se féliciter des nouvelles solidarités ainsi créées, d’un travail réenchanté et peut-être d’un certain gain d’efficacité. Une autre manière de travailler, d’échanger, de communiquer s’impose, à distance, hors présence physique.
Est-ce une expérience phénoménologiquement appauvrie ou l’expérience d’une autre spatialité ?
Car c’est un espace des corps séparés, où chacun est réduit à une voix ou à une image. On partage tout, sauf le même espace. Chacun est présent à l’autre, mais son corps est soustrait à la possibilité du mouvement vers lui, de sa blessure comme de sa caresse. C’est un espace commun sans communauté spatiale des corps. En virtualisant le contact, on atrophie la spatialité, telle au moins que l’humanité l’a toujours éprouvée. Donc la question se pose : le numérique mutile-t-il l’expérience humaine et (inter-)subjective de l’espace ou ouvre-t-il une expérience inédite d’espace, potentiellement indéfinie dans ses métamorphoses ?
Etre c’est être quelque part. Je suis où est mon corps, même si je ne suis peut-être pas rigoureusement mon corps ou que mon corps n’est justement pas comme un corps dans l’espace. Mon corps me fait être au monde et me situe dans l’espace. Désormais le lieu ou la position réels importent peu. Le lieu où il faut être, c’est le réseau. Etre c’est pouvoir se connecter au réseau : je suis connecté au réseau, donc je suis. Mais le réseau n’est pas un lieu, du moins pas un lieu habitable. C’est un espace sans lieu, pur produit des relations, territoire sans topographie, sans histoire, un espace en réalité déterritorialisé. Le réseau n’est pas dans l’espace, c’est le réseau qui fait l’espace et c’est même un réseau au cube : interconnexion (3) d’ordinateurs (2) qui sont des réseaux de puces électroniques et de neurones (1). Le réseau donne pour ainsi dire raison à Leibniz : l’espace n’existe pas, sinon comme ensemble des relations entre les corps, à la différence près ici que les corps disparaissent. L’ordinateur est bien quelque part dans l’espace, mais il est en lui-même un réseau, une connexion de réseaux, une machine à se connecter. Le cyberespace libère au fond de l’espace, du territoire, de la localisation. C’est un espace de purs liens sans lieux, ouvert à l’infini sur lui-même. L’internet est le nouvel infini, non plus théologique, non plus cosmologique, mais informatique.
C’est donc la connexion corps-espace, l’ouverture au monde par le corps propre que le cyberespace ou l’espace cyberconnecté subvertit. Cet effacement du corps se fait au profit du cerveau, lui-même réseau de neurones, de la production d’une intelligence collective sans sujet pensant.
Cette subversion a aussi des effets sur l’espace social et politique, façonné par les (anciens) médias (journal, radio, TV) qui diffus(ai)ent une information programmée à partir d’un centre. Or le cyberespace n’a pas de centre, rien de vertical, et l’on s’en réjouit dans la danse frénétique de nos clics : c’est un espace commun où chacun communique directement et, croit-il, de manière égale et libre. Le cyberespace est une sorte de marché de l’information à ciel ouvert, mise en réseau sans trêve de la société civile avec elle-même. C’est pourquoi l’Etat se trouve déphasé avec la société civile, branchée en permanence sur le réseau indéfiniment horizontal, partagé, communautaire du cyberespace. Et c’est finalement la démocratie elle-même qui est ou pourrait être remise en cause, dans ses formes instituées, par cette logique du réseau. Il réalise au-delà de toute espérance l’anti-étatisme du libéralisme (ou du libertarisme dont on sait qu’il est l’idéologie dominante et originelle de la Silicon Valley).
Liberté, égalité, connectivité.
« Avec le cyberespace, exit le territoire, le corps ou l’institution : tout ce qui est encombrant, résistant ou rugueux est finalement numérisé et dissout dans la symbolique communicationnelle. Le cyberespace est un puissant dissolvant de tout ce qui gêne l’ascèse et la cérébralisation. Espace spirituel des réseaux immatériels, il est le support numérique d’une vision religieuse faite d’un syncrétisme postmoderne, mêlant l’idéologie New Age et la philosophie de Teilhard de Chardin. Il permet aux technologues de théoriser (et de rêver) leurs pratiques du réseau. En invitant à l’ascèse, il réescompte toutes les figures intermédiaires mi-homme, mi-machine, les cyborgs et autres cybiontes ou, plus prosaïquement, les nouvelles formes de l’angélisme. Et ce, d’autant plus aisément que la figure du Réseau assure traditionnellement une fonction de passage entre des entités (homme/machine) ou des mondes (réalité/cyberespace) posés comme opposés » (Pierre Musso, « Le cyberespace, figure de l’utopie technologique réticulaire », Sociologie et sociétés, 32 (2), p. 46).
Pour finir, on assiste en fait plutôt à un double phénomène : les mêmes individus qui, hyperconnectés, vivent le monde comme des nomades numériques, plébiscitent — crise écologique oblige — les valeurs du proche (circuit court de production et de consommation), du partage sensible des expériences (le live, le forum), comme si le sens avait besoin du local. Virtualisation numérique de la vie communicationnelle versus localisation écologique de la vie vécue. Je suis ici et la vie n’est pas ailleurs, ou du moins le sens de la vie ne peut se faire loin de l’espace que mon corps habite et configure. Autre connexion, autre vie.
Laurent Cournarie, Président de la Commission Philosophie NXU Think Tank et Professeur de chaire supérieure 1ère Supérieure Philosophie
https://laurentcournarie.com/
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