Cet article fait suite à l’introduction sur l’art et les sciences de l’IA [ https://nxu-thinktank.com/ia-art-quand-la-culture-cree-les-machines/ ] qui met en valeur l’apport des artistes dans un éclairage pragmatique sur ces sciences.
Faisons une expérience. Plaçons un tapis tissé de centaines de triangles de bois et plastique de 1,5m de côté dans un cube de 6 mètres de côté à la Halle de la Machine à Montaudran à côté de Toulouse. Ce tapis est soumis à la gravité mais retenu aux quatre coins du plafond par quatre câbles invisibles. Ce tapis semble donc léviter dans l’espace au-dessus d’un carré tracé au sol de 6 mètres de côté.
Schéma de la Machine Vivante – Créature Artificelle
Afin de permettre le mouvement du tapis dans cet espace, les câbles ont une longueur qui peut être ajustée grâce à quatre moteurs enrouleurs/dérouleurs. La longueur des câbles est donc pilotable par un calculateur afin de contrôler la position et la forme du tapis suspendu. Le design de l’installation permet un contact franc et voire brutal avec le tapis sans danger ni pour les personnes ni pour la machine. Ce type de machine est appelé « robot parallèle à câble » et utilisé majoritairement en manutention industrielle, pour porter les caméras dans les stades ou pour le support de nacelles de simulateurs (voir les travaux du LIRMM [ http://www.lirmm.fr/cogiro/ ] et de l’INRIA Sophia-Antipolis [ http://www-sop.inria.fr/members/Jean-Pierre.Merlet/article_dissemination/article_dissemination.html ] ).
Le dispositif dans la Halle de la Machine
Ces quatre longueurs de câbles peuvent être calculées par trois dispositifs différents :
- Le premier dispositif, dit « chorégraphié », est un enregistrement afin d’exécuter une chorégraphie écrite dans l’espace, comme un dessin animé.
- Le deuxième, dit « autonome » est une caméra installée dans le cube qui est capable, grâce à un algorithme de reconnaissance de corps humain, de choisir arbitrairement de contrôler le tapis en fonction de la position de la tête, de la main, d’une des personnes détectées.
- Le troisième dispositif, dit « piloté », est dans une régie. Les quatre longueurs de câbles sont pilotées par une marionnettiste à l’aide d’un dispositif haptique placé sur la main. La marionnettiste voit ce qu’il se passe dans le cube. Elle peut aussi choisir les modes autonomes, pilotés ou chorégraphiés.
Léa, 13 ans, est en vacances à Toulouse avec ses parents. Ils ont prévu la journée pour visiter la Halle de la Machine. Elle s’approche du dispositif sans y faire attention. Soudain, le tapis se déplace vers Léa à toute allure. Son mouvement de recul s’arrête quand le tapis est à la frontière du cube. Dans cet univers urbain de la Halle de la Machine, les machines ont une dimension particulière. Elles sont marquées par un récit, articulé par les Véritables Machinistes, et marquées par la virtuosité des artisans qui les ont construites.
Cette dimension particulière, à la fois légère, satisfaisante et envoutante entoure notre dispositif qui en emprunte une certaine âme.
C’est ainsi que Léa se ré-approche du tapis qui la suit grâce à l’algorithme de suivi. Il s’ensuit un jeu « du chat et de la souris » entre Léa et ce tapis. Le champ de vision de la caméra n’englobant pas totalement le cube d’évolution, la sensibilité à la couleur des vêtements et aux contre-jours, les glissements et jeux mécaniques du robot et enfin les erreurs inhérentes de l’algorithme de détection des corps, multipliés, entrainent des bugs, des moments où la logique de suivi n’est plus respectée totalement. Il arrive même que la caméra de détection des corps considère le tapis lui-même comme un corps ! L’algorithme se suit lui-même, comme un « effet Larsen d’Intelligence Artificielle » (plus de précisions sur l’algorithme de reconnaissance des corps de la KINECT V2 entrainé chez Microsoft [ https://www.microsoft.com/en-us/research/wp-content/uploads/2016/02/BodyPartRecognition.pdf ]). Ces imperfections, dans ce cadre, ne sont pas des pannes potentielles mais font partie de la gamme de réactions du tapis. Le jeu du chat et de la souris s’agrémente de pauses, de face à face, d’esquives, de faux départs, d’anticipations ou encore de changement de cibles qui ne sont pas programmés mais émergent des différents bugs.
D’autres enfants et adultes entrent dans cette danse où le tapis tente de les attraper – ou pas. Les moteurs changent de direction plusieurs fois par seconde dans un rythme frénétique.
Soudain, le tapis s’arrête, au centre du cube, à 3m du sol. Il emprunte ensuite des trajectoires plus chaloupées, semble plus imprévisible mais il descend et revient dans la danse en étant plus efficace au jeu de « l’attrape ». En effet, la machine vient de passer en mode « piloté », et notamment par Léa, invitée par la marionnettiste à prendre le contrôle du tapis, à la manière d’une grue de chantier. Le dispositif de contrôle du tapis est une petite caméra, placée en régie, pointée vers le plafond qui filme les mains placées au-dessus (voir la Leapmotion [ https://www.ultraleap.com/product/leap-motion-controller/ ]). La position de la main dans un cube de 30cm de côté correspondra à la position du tapis dans le cube réel de 6m de côté. La réactivité de la machine est impitoyable. L’intuitivité du contrôle qui rejoint la position télé kinésique d’un maitre Jedi donne un sentiment satisfaisant de contrôle, comme si nous avions un pouvoir magique. Dans l’hypothèse de la langue dite indo-européenne, les termes « Machine », « Mécanique », « May », « Magie », seraient issus de la même racine *Magh- qui indique une modalité de pouvoir, « pouvoir » au sens magique.
L’algorithme de reconnaissance de corps est donc substitué ici par Léa, qui inscrit son « savoir-faire » de jeu dans la machine. Une manœuvre particulière apparait. Naturellement, comme le sol est délimité par un carré central, quand plusieurs personnes courent c’est en trajectoire circulaire. Quand c’est l’algorithme de suivi de corps qui est activé, le tapis effectue des trajectoires circulaires dans le même sens. Quand le tapis est piloté, des changements de sens induisent des sacrés coups de théâtre.
Contrôle manuel du tapis
Matthieu, 8ans, observe de loin ce ballet étrange. Soudain, une autre Machine de la Halle s’éveille et la scène du petit ballet automatique se vide. Matthieu s’approche lentement du tapis qui arrive à sa rencontre extrêmement lentement (Léa est toujours au contrôle). Les règles ont changé. Le chat et la souris laissent place à un travail imaginaire, la marionnette wifi change de statuts. De loup il devient agneau, puis tente, puis couverture, puis tambour… Mais naturellement, le plus souvent, c’est le jeu de « l’attrape » qui émerge. Ce jeu de cour de récré est transposé ici en une sorte de jeu vidéo, mais sans écran. Les sciences de l’intelligence artificielle ont souvent évolué grâce aux jeux. Les échecs, le jeu de Go, Jéopardy ou encore les algorithmes des personnages non jouables dans les jeux vidéo. Ce n’est que très rarement que les jeux impliquant le corps sont étudiés, à part peut-être dans le sport mais il n’y a pas de moteur. Cela demande en effet une entité physique, qu’elle soit robotique ou optique.
Au hasard d’un regard, Matthieu voit Léa en régie et comprend que c’est elle qui contrôle le tapis d’écailles de bois. Repli stratégique les pommettes rouges.
Cette expérience d’installation artistique illustre la dimension chaotique dans laquelle s’inscrit un algorithme. Le terme « chaotique » ne fait pas référence à un aspect désordonnée ou aléatoire, mais plutôt aux sciences de l’étude des systèmes non-linéaires et chaotiques, plus connues sous le nom de « théorie du chaos ». Les systèmes chaotiques sont composés d’un grand nombre d’éléments, interagissant entre eux de manière simple. Mais la topologie et le nombre de ces interactions rend les prévisions impossibles. Il apparait cependant des motifs qui se répètent comme des points d’attraction, de répulsion, des singularités qui, eux, sont identifiables. (voir les travaux du laboratoire FLOWERS [ https://flowers.inria.fr/ ] à l’INRIA Bordeaux)
Dans ce cadre artistique, il s’agit de montrer cette émergence. Dans un cadre industriel, il s’agit de faire coïncider des points d’attractions avec un cahier des charges. On voit que la place de l’algorithme est ici diluée dans un ensemble de règles écologiques, sociales, de sécurité, culturelles, narratives et physiques. La place du programmeur y est délicate. Les sciences de l’intelligence artificielle sont un pinceau difficile à maitriser qui a tendance à beaucoup déborder, mais qui permet de dessiner sur la complexité. Il s’agit maintenant de s’emparer de ce pinceau et de se concentrer sur ce que l’on veut peindre.
Cette attitude est difficile à tenir en contexte tertiaire ou industriel. Un prochain article traitera de la relation entre les arts et les métiers avec ce contexte algorithmique.
L’installation artistique « Machine Vivante – Créature Artificelle » a été conçue par La plasticienne Manon Schnetzler et le roboticien Thomas Peyruse. Elle est aussi l’objet du spectacle de danse contemporaine *Magh du chorégraphe Jean-Marc Matos (Cie K. Danse) avec trois interprètes danseuses et une marionnettiste. L’expérience présentée a eu lieu à la Halle de la Machine à Montaudran fin octobre 2021.
Auteur : Thomas PEYRUSE – Ingénieur roboticien en développement durable – Directeur Général de KONEXinc
Le projet Machine Vivante – Créature Artificelle : [ https://caliban-midi.blog/machine-vivante-creature-artificelle-2/ ]
Le projet *Magh le teaser : https://vimeo.com/466817747
Crédit photo : Claire Madern et Jean-Marc Matos (Cie K. Danse)
Artiste roboticien chez Caliban Midi [ https://caliban-midi.blog/ ]
Intégrateur Smart Building chez KONEXinc. [ https://www.konexinc.com/ ]
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