Introduction à l’éthique 5 :

 Le complément moral de l’éthique

et la sagesse pratique

 

Donc l’éthique et la morale sont-elles vraiment exclusives comme deux orientations pratiques irréconciliables ? Le philosophe français P. Ricœur a tenté une recomposition de la rationalité de l’agir humain en croisant ou en intégrant les deux perspectives de l’éthique et de la morale qu’il juge complémentaires. Derrière leur distinction, il faut supposer l’incomplétude de chacune séparément. Ce qui justifie de les distinguer, c’est qu’aucune ne remplace pas l’autre. Il y a une exigence dans la morale que l’éthique ne peut satisfaire, et inversement une aspiration dans l’éthique que la morale ignore. Mais comment envisager cet accord entre l’éthique et la morale si elles sont si opposées ? Et par où commencer ?

Il faut commencer par ce qui est premier, c’est-à-dire par l’éthique parce qu’elle parle, comme on l’a vu, le langage du désir. L’éthique puise dans les ressources naturelles du désir. Mais cette naturalité éthique appelle son complément par la morale. L’éthique précède la morale mais la morale achève l’éthique : c’est sur ce rapport que leur accord est concevable[1].

S’il reconnaît que rien dans l’étymologie et dans l’histoire ne permet de distinguer les deux notions, du moins, on peut discerner entre elles une nuance. Ricœur ne parle pas exactement d’éthique et de morale, mais de visée ou d’intention, ou de projet éthique et de morale. C’est indiquer par-là que l’éthique est un dynamisme par lequel la vie tente de s’accomplir. Et ce dynamisme est la condition de la morale proprement dite dans lequel elle vient s’inscrire. L’éthique en tant que visée d’une vie accomplie sous la condition d’actions jugées bonnes — qui en donne la définition, très aristotélicienne, la plus complète — est première sur la morale, mais la morale est un complément nécessaire à l’éthique avant de revenir vers elle pour se réaliser comme sagesse pratique.

L’autre originalité de Ricœur est de supposer que l’éthique et la morale constituent des ensembles articulés de plusieurs moments et que chaque moment éthique trouve sa reprise ou son équivalent dans la morale. Par là on discerne l’effort de Ricœur de distinguer l’éthique et la morale, mais de ne pas figer cette distinction, et au contraire de l’inscrire dans un mouvement qui tente de ne négliger aucune dimension de la rationalité propre à l’action.

Donc tout commence par l’éthique, et l’éthique s’appuie d’abord sur l’aspiration à bien vivre (être heureux selon Aristote). Elle ne repose pas sur un impératif mais sur un souhait universellement partagé (optatif) : « Puissé-je, puisses-tu, puissions-nous vivre bien ! »[2]. L’optatif est le mode verbal de l’éthique. La science parle à “l’indicatif“ (langage descriptif des phénomènes), la morale à “l’impératif“, l’éthique à l’optatif. Donc l’éthique ne commence donc pas par le souci de l’autre[3] mais bien par le souci de soi. L’éthique lie à soi dans la visée du bonheur. L’aspiration au bonheur enveloppe le souci de soi.

Pour autant ce souci personnel du bonheur n’est pas égoïste comme on est tenté de l’interpréter si, du moins, on l’associe à l’estime que l’agent peut légitimement avoir de lui-même. La visée de la vie bonne est une visée personnelle légitime. Et ce qui la rend légitime c’est que la visée de la vie bonne désigne une vie active, c’est-à-dire une vie dont l’individu a des raisons de s’attribuer le mérite. C’est pourquoi la visée de la vie bonne prend racine dans le souci légitime de soi, c’est-à-dire dans l’estime que l’individu trouve dans sa capacité à agir. Or qu’est-ce qui rend l’individu estimable à lui-même dans son action ? Deux choses selon Ricœur : d’une part la reconnaissance de l’aptitude à agir selon des raisons (motivation) et, d’autre part, le pouvoir d’être à l’initiative de l’action (responsabilité). On retrouve évidemment ici la notion de praxis dans sa double dimension d’action raisonnée et libre ou volontaire telle qu’elle a été théorisée par Aristote : l’acte éthique n’a de sens que s’il est susceptible d’obéir à une raison, en droit compréhensible par tous — l’éthique demeure dans le champ du sensé — et il n’a de sens que s’il procède de l’initiative du sujet et non d’une contrainte à laquelle il serait soumis. Aristote commençait son livre III de L’Ethique à Nicomaque par cette remarque : « Puisque la vertu a rapport à la fois à des affections et à des actions, et que ces états peuvent être soit volontaires, et encourir l’éloge ou le blâme, soit involontaires, et provoquer l’indulgence et parfois même la pitié, il est sans doute indispensable, pour ceux qui font porter leur examen sur la vertu, de distinguer nettement entre le volontaire et l’involontaire »[4].

Ce sont donc de tels actes, avec cette double qualification, que nous évaluons éthiquement. L’estime de soi est indissociable de l’action — je n’ai de raison de m’estimer moi-même que par ma liberté engagée dans un acte sensé. Donc comme dit Ricœur : « l’estime de soi est le moment réflexif de la praxis »[5]. On a raison de s’estimer soi-même et tant qu’on est agent, auteur de son action.
Mais le souci de soi de la visée éthique est si peu égoïste qu’il appelle comme deuxième moment le souci de l’autre. Nul ne peut bien vivre sans vivre avec et pour les autres. La figure de l’autre est ici introduite dans la visée éthique sous le mode de la « sollicitude ». La sollicitude désigne le soin, l’attention, le souci de l’autre. Le caractère réflexif de l’estime de soi ne replie pas l’individu sur lui-même. Au contraire. Il engage une réciprocité. Si je m’estime comme agent alors j’estime l’autre aussi comme un être capable d’initiative et de choix, c’est-à-dire un être capable de s’estimer soi-même. Encore une fois, ce que j’estime en moi ce n’est pas moi, mais mon aptitude à être l’auteur de mes actes (qui désigne alors le réfléchi “soi“). La réciprocité est celle-ci : s’estimer soi-même et estimer l’autre comme un soi. Le déploiement optatif de la visée de la vie bonne émet alors ce vœu : “puisses-tu toi aussi vivre bien“.

Autrement dit, la vie bonne n’est possible que par et avec autrui. Le rapport à autrui peut présenter deux situations : l’égalité ou l’inégalité. La sollicitude dans l’égalité est l’amitié — dont il faut rappeler qu’elle a toujours été conçue par les Anciens sinon comme une vertu[6], du moins comme un complément nécessaire de la vertu[7]. Même le sage, bienheureux dans son autarcie, a besoin d’amis pour jouir de la vie bonne elle-même dans une relation de mutuelle communauté. L’amitié véritable réalise précisément la visée de la vie bonne comme vivre-ensemble[8]. Dans l’amitié le souci de soi et le souci de l’autre sont parfaitement réciproques : l’un et l’autre ont la même estime, autant de souci l’un pour l’autre. Mais la sollicitude peut s’exercer dans l’inégalité, comme dans la relation pédagogique du maître et de l’élève (le souci du maître pour le disciple est alors compensé par la réciprocité de la reconnaissance de l’élève pour le maître envers lui), ou comme dans la faiblesse de l’autre qui souffre : la sollicitude prend cette fois la forme de la compassion — l’un soulage l’autre dans la souffrance, que l’autre lui rend par la gratitude et la reconnaissance.

La visée éthique c’est donc vivre avec et pour les autres, intégrer le moment de la sollicitude dans le souci de soi. Mais parce qu’autrui n’est pas seulement le toi (tu) de l’ami, du disciple ou du “patient“, mais aussi l’autre que “toi“, parce qu’autrui c’est aussi le tiers qui mérite le même traitement d’égalité et de réciprocité que le “tu“, la visée éthique requiert comme troisième moment le sens de la justice.

L’introduction de la justice peut paraître ici factice et arbitraire parce que le juste peut être opposé au bien (éthique du juste versus éthique du bien). Mais peut-on vivre bien dans une société où les institutions sont injustes ? Sans justice le bien est-il possible ? Surtout, la justice se déduit de la figure de l’autre rencontrée dans la visée éthique :

– autrui n’est pas toujours et nécessairement un “tu“ ;

– le souci de l’autre doit donc excéder la sollicitude — et cette extension du souci de l’autre est précisément la justice : « la justice s’étend plus loin que le face-à-face »[9].

Ainsi le vivre-bien ne se limitant pas à des relations interpersonnelles (réciprocité dans l’égalité : amitié, réciprocité dans l’inégalité : subordination et compassion), il s’étend à « la vie dans des institutions »[10]. Par là il faut entendre un système de partage des droits, des devoirs, des responsabilités, des pouvoirs, finalement des avantages et des charges de la vie sociale. Tout simplement, la justice est une dimension constitutive de l’éthique pour autant que la justice pose toujours ou d’abord un problème de distribution (justice distributive). La visée éthique contient la vie dans des institutions justes parce que le rapport à l’autre déborde la relation interpersonnelle. Ainsi par la justice, comme 3ème moment de la visée éthique, l’autre devient un chacun — le chacun ou le partenaire d’un système (institutions) de distribution. La justice est ici pré-juridique (malgré les institutions). Il s’agit de la vertu de justice (sens éthique de la justice) définie classiquement comme la disposition à rendre à chacun le sien (suum cuique tribuere). Il s’agit non pas de donner le même à tous mais de donner une part égale à chacun en fonction de sa différence. Il y a une exigence éthique propre à la justice, que la sollicitude ne peut satisfaire : l’égalité du tout autre que “tu“, mais égalité à la fois non-personnelle et proportionnelle à chacun (une égalité entre deux choses et deux personnes)[11].

Et finalement si la justice a sa place dans la visée éthique du bien, c’est parce que le sens de la justice est plus vieux que sa formalisation juridique. La justice précède le droit et même commence avec la plainte[12], de sorte que l’exigence du juste vient toujours après l’expérience et la reconnaissance de l’injuste. Si la visée éthique commence par l’optatif, elle rencontre aussi le problème de la justice sur le mode de la plainte : “C’est injuste !”. Donc « la justice est une vertu sur la voie de la vie bonne et où le sens de l’injuste précède par sa lucidité les arguments des juristes et des politiques »[13].

Ainsi, dans l’éthique, on passe du souci de soi impliqué dans l’estime de sa qualité d’agent éthique à la sollicitude qui donne pour vis-à-vis à soi un autre, et de la sollicitude à la justice qui donne pour vis-à-vis un autre qui est un chacun (le moi comme soi, autrui comme un autre agent éthique, autrui comme l’autre que toi). La visée de vivre bien contient le souci de l’autre qui ouvre cette visée en elle-même au juste.

Mais la visée éthique dans son complet développement (souhait de la vie bonne, sollicitude, sens de la justice) ne se suffit pas à elle-même. L’éthique sous le régime optatif du souhait du bien-vivre ne protège pas les hommes de la violence qu’ils se font entre eux. La vie bonne visée par l’éthique est impossible tant que se perpétue le mal. C’est pourquoi la morale doit compléter l’éthique : « il est nécessaire de soumettre la visée éthique à l’épreuve de la norme »[14]. La morale est le complément nécessaire de l’éthique. L’épreuve du mal rend la morale indispensable, et avec elle le point de vue « déontologique ».

Ricœur tente alors d’articuler trois composantes qui sont les reprises au plan moral des trois structures de la visée éthique :

  • au souhait de la vie bonne correspond la loi qui satisfait l’exigence d’universalité que l’éthique ne peut honorer ;
  • 
à la sollicitude correspond le respect inconditionnel de la personne humaine ;
  • à l’idée éthique de la justice correspond le choix des principes de justice distributive par une procédure purement rationnelle telle que Rawls a pu la concevoir dans son hypothèse de la position originelle sous voile d’ignorance qui permet précisément l’universalisation des maximes de l’action définie par Kant[15].

Ces trois reprises sont décisives parce qu’elles contiennent la différence entre l’éthique et la morale.

(a) La première chose à considérer c’est le passage à la norme. Dans l’éthique il n’y a pas vraiment de devoir ou de commandement, mais seulement des conseils et des recommandations[16]. Ou du moins les normes y conservent toujours une validité restreinte, c’est-à-dire particulière et contingente. Ce qui est universel c’est la visée du bonheur. Mais, (1) cet universel n’est pas posé par la raison — c’est un souhait ou désir naturel — tandis que (2) les moyens pour parvenir au bonheur n’ont rien de normatifs. Autrement dit, avec la morale apparaît l’exigence de la norme. L’idée de norme — c’est-à-dire l’exigence de la rationalité, de l’universalité, du formalisme — est bien quelque chose de nouveau, impossible et impensable dans l’ordre éthique. En effet l’exigence d’universalité « ne peut se faire entendre que comme règle formelle »[17]. La norme c’est une loi universelle et donc formelle. Cela signifie que la norme ne dit pas ce qu’il faut faire, comment il faut agir, mais « à quels critères il faut soumettre les maximes de l’action »[18]. La norme morale ne porte pas sur l’action elle-même mais sur la maxime de l’action (quelle règle pour agir) et seule une maxime universalisable et donc purement formelle est morale (c’est-à-dire pleinement normative et rationnelle). La norme morale est la règle universalisable de la maxime de l’action. Et seule une règle formelle est universalisable c’est-à-dire « valable pour tout homme, en toutes circonstances, et sans tenir des conséquences »[19]. Dire que la norme morale règle la maxime de l’action, c’est proposer comme norme la forme de la loi. Le déontologique (kantien) est bien un formalisme[20].

Autrement dit, l’analyse de la loi (re)conduit à la liberté ou au seul concept de liberté concevable, c’est-à-dire l’idée d’autonomie (concept moral de la liberté). D’un côté la seule loi qu’une liberté puisse se donner ce n’est pas une règle d’action particulière (agis ainsi et pas autrement), « répondant à la question “que dois-je faire ici et maintenant ? ”, mais l’impératif catégorique  lui-même dans toute sa nudité : “Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne loi universelle“ »[21]. La seule loi d’une liberté ne peut être que l’universel même — seul l’universel, donc la loi dans sa forme de loi, est conforme à la liberté. De l’autre, quiconque se soumet à cet impératif est autonome c’est-à-dire libre, puisqu’il est, en tant que raison, l’auteur de la loi. Etre libre, ce n’est pas être délié de toute loi mais n’obéir qu’à la loi qu’on s’est prescrite (autonomie).

Pourtant la règle morale n’est pas entièrement vide ou sans objet. La deuxième formulation de l’impératif catégorique (le respect de la personne comme fin en soi) vient compenser ce vide. « Agis toujours de telle façon que tu traites l’humanité dans ta propre personne et dans celle d’autrui, non pas seulement comme un moyen, mais toujours comme une fin » (Kant). Et Ricœur veut voir dans le respect l’équivalent moral de la sollicitude éthique. Ainsi le respect ajoute quelque chose à la sollicitude.

Qu’est-ce donc qui rend la morale irréductible à l’éthique, et par là intrinsèquement nécessaire ?

 

 

Laurent Cournarie

 

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