Peut-être tout choix éthique particulier est-il suspendu ultimement au choix général entre deux types d’éthique : éthique de la responsabilité ou/contre éthique de la conviction. Du moins c’est souvent autour de cette opposition que le débat éthique se réfléchit aujourd’hui. Pourtant la distinction est récente. On la doit au sociologue M. Weber qui la formule dans deux conférences prononcées en 1919 à Munich : « La science en tant que vocation et profession » ; « La politique en tant que vocation et profession ». Mais que recouvre cette distinction entre l’éthique de la responsabilité et l’éthique de la conviction et est-elle encore pertinente à
l’époque des NBIC ? C’est ce qu’on peut tenter d’examiner rapidement.

L’éthique de la responsabilité : une rationalité téléologique

L’éthique de la responsabilité (Verantwortungsethik) relève de la rationalité téléologique. Elle est rationnelle par rapport à une fin. C’est la fin, posée ou pleinement reconnue par l’agent, et la poursuite de cette fin qui constituent ici le critère de rationalité. Poser ou reconnaître une fin déterminée et se servir de cette fin pour normer l’action. L’éthique de la responsabilité satisfait une de nos intuitions morales les plus importantes. La morale porte sur l’action ; or il est incohérent de mettre entre parenthèses les conséquences pour évaluer l’action. Il ne s’agit pas d’être moral mais bien d’agir moralement. Mais l’action ne peut être morale si l’agent se
désintéresse des conséquences de son action pour lui-même et pour autrui. Autrement dit une conduite éthique est une conduite responsable, c’est-à-dire soucieuse des conséquences de l’action. Plus précisément encore, l’éthique de la responsabilité accorde la priorité aux moyens dans l’évaluation morale de l’action, et selon une perspective double :

(a) elle vise principalement l’efficacité des moyens. La fin justifie les moyens et les moyens doivent être les plus opératoires, les plus efficaces possibles pour atteindre
la fin posée par l’agent ou reconnue par lui comme légitime. Aussi arrive-t-il parfois à M. Weber de parler d’«éthique du succès » (Erfolgsethik) ou d’ « éthique de l’adaptation au possible ». L’éthique de la responsabilité contente tous ceux qui ne veulent pas sacrifier la moralité à l’efficacité et inversement. Elle encourage le pragmatisme, le réajustement permanent en fonction des circonstances, le sens du compromis. Mais elle peut aussi bien donner lieu à ce qu’on peut considérer comme une contrefaçon de l’éthique : l’opportunisme qui sélectionne toujours le plus immédiatement accessible, toujours prêt à renoncer à une fin meilleure en soi
à une fin plus immédiate et/ou plus facilement atteignable (augmenter une part de profit) par rapport à une fin plus incertaine (une plus juste répartition des ressources)

(b) elle est attentive aux conséquences des moyens mis en œuvre par l’action. Etre responsable c’est bien assumer les conséquences de son action jusqu’au bout, du moins dans les limites de la connaissance que l’agent peut en avoir. Toute action peut avoir pour effet une conséquence contre-productive, soit qu’elle empêche d’atteindre la fin visée par l’action, soit qu’elle nuit à d’autres finalités ou à d’autres valeurs jugées également importantes. Une conduite éthique est une conduite rationnelle : une conduite rationnelle est une conduite qui se donne les moyens de sa fin : une conduite qui se donne les moyens de sa fin est responsable si elle est
soucieuse des conséquences de l’action.

C’est souvent par cette attention aux conséquences qu’on définit exclusivement l’éthique de la responsabilité. De fait elle décide de deux autres caractéristiques qui la définissent. (1) D’une part l’éthique de la responsabilité est “extravertie“ — entendons par là qu’elle s’inquiète des conséquences concrètes sur les autres. L’éthique de la responsabilité étant une éthique de l’action, et plus précisément
des conséquences de l’action privilégie non pas le rapport interne de l’agent à son intention mais bien le rapport externe de son action sur les autres agents. (2) D’autre part l’éthique de la responsabilité a une composante “cognitiviste“ accusée. Si la valeur morale de l’action dépend de ses conséquences, il est essentiel à l’agent de pouvoir les prévoir. A nouveau, l’éthique de la responsabilité satisfait
une autre intuition morale précise : veiller à ne pas séparer l’éthique de la connaissance qui prévaut par ailleurs dans toutes les dimensions d de la vie. Mieux on connaît, plus on est capable d’anticiper les conséquences d’une action, plus la conduite est responsable et morale. Savoir pour prévoir, prévoir pour bien agir.

L’éthique de la conviction : une rationalité axiologique

Au contraire, l’éthique de la conviction (Gesinnnungsethik) relève de la rationalité axiologique. Entendons par là qu’elle se soucie exclusivement de ne pas trahir une valeur, de ne pas transgresser une norme. Si je suis convaincu que la vérité est une
valeur suprême alors je dois toujours dire la vérité ; si ma conviction est que la bonté doit l’emporter en toute circonstance, je dois m’interdire absolument de recourir à la force et à la violence…

L’éthique de la conviction satisfait ainsi une exigence essentielle de la morale, ignorée par l’éthique de la responsabilité : la morale relève de l’intention subjective et concerne prioritairement le rapport entre l’agent moral et la valeur. Elle tire de là sa propre rationalité. Celle-ci ne procède pas de l’efficacité des moyens, de la préoccupation des conséquences, mais du maintien de sa parfaite cohérence avec une conviction, quelque soit le lieu, le temps ou le contexte. On ne peut pas non plus dénoncer son irréalisme (maintenir une valeur quoiqu’il advienne : Fiat justifia pereat mundus…) parce que la réalité pour elle n’est pas le monde des faits (empirique, phénoménal, variable), mais le monde des valeurs intangibles qu’il faut honorer inconditionnellement. Ainsi l’éthique de la conviction (qui épouse facilement le profil d’une éthique religieuse) place au-dessus de soi des valeurs et peut exiger de l’agent le sacrifice de sa personne. Weber parle à ce propos d’un « idéalisme conséquent » : la valeur idéale implique un respect total de la valeur jusqu’à l’abnégation de soi. Autant l’éthique de la responsabilité est une éthique de
l’action, autant l’éthique de la conviction est une éthique centrée sur l’agent. L’agent n’a pas à se soucier des conséquences de son action si son intention est pure, s’il agit formellement dans le respect de sa conviction. Il ne se sent responsable que de l’intention, c’est-à-dire de la qualité de sa volonté – tout le reste relevant du hasard, de la Providence, de tout ce qui ne dépend pas de lui.
Weber parle aussi d’ « éthique absolue » pour traduire le respect total d’une valeur suprême qui marginalise tout ce qui lui est extérieur.

Le drame de cette éthique c’est évidemment que des conséquences néfastes pour soi et/ou pour autrui, potentiellement immorales, voire des conséquences catastrophiques peuvent résulter de cette résolution infaillible. Aussi Weber met-il en relation éthique de la conviction et millénarisme. En effet, l’homme de l’éthique de la conviction ne supporte pas « l’irrationalité éthique du monde ». Aussi peut-il être conduit à préférer vouer le monde à la dévastation, au chaos, à la violence extrême, en espérant que par cette faillite générale la vérité de sa conviction sera reconnue et triomphera du mal. L’homme de l’éthique de la conviction peut vouloir la catastrophe pour purifier le monde en le rendant conforme à ses principes moraux. Que penser de cette opposition wéberienne entre les deux types éthiques ?

On précisera d’abord que les profils éthiques de la responsabilité et de la conviction sont volontairement (méthodologiquement) épurés par le fondateur allemand de la sociologie. Ce sont des types éthiques « idéaux » (idéaux-types) qui manifestent deux tendances, deux polarités, deux sens possibles de l’action morale. On peut agir et concevoir son action dans le sens soit de la responsabilité, soit de la
conviction. Ensuite leur caractère antinomique exprime sans doute le tragique du choix moral et de la condition humaine. Ou bien l’individu s’en tient à la valeur de sa conviction et « s’en remet pour le reste à Dieu ou à la chance » comme l’écrit Hottois, ou
bien il se met en position d’assumer les effets de son action, même indirects et médiats, et cherche à adapter celle-ci en permanence aux circonstances.

En réalité si la contradiction est indépassable théoriquement, elle est pratiquement surmontée dans la vie. De fait, nul ne choisit toujours et définitivement l’une ou l’autre éthique. La facticité de la condition humaine soumet plutôt l’individu à la nécessité récurrente du choix de l’éthique. Les choix éthiques selon les cas procèdent soit de la responsabilité, soit de la conviction.

Mais finalement que vaut cette distinction à l’époque des NBIC ? L’opposition construite par M. Weber est-elle pertinente pour rendre compte des problèmes éthiques liés aux NBIC ? Une éthique responsable face aux NBIC relève-t-elle de l’éthique de la responsabilité ?

Quel type éthique pour les NBIC ?

Selon M. Weber, paradoxalement (pour nous), l’éthique de la science relève non pas de l’éthique de la responsabilité mais de l’éthique de la conviction. En effet il sépare rigoureusement l’ordre de l’action (politique) et l’ordre de la science. Autant l’action doit être éthiquement responsable, autant la science doit servir scrupuleusement la valeur de la vérité. La science n’est pas destinée à changer le monde (action) mais à connaître la vérité — vérité qui, dans cette perspective, est révélée plus qu’inventée par elle. Si une part de responsabilité incombe au savant, elle consiste d’abord à construire une théorie qui rende compte fidèlement de la réalité et ensuite à communiquer publiquement sans aucune distorsion cette théorie. Autrement dit, pour reprendre les concepts de G. Hottois2, la conception wéberienne de la science est classique : « elle est logothéorique, ce qui signifie : la science s’identifie à un ensemble d’énoncés (logos) qui donnent à voir (theoria) la réalité. L’idéal de vérité est celui d’un cliché de plus en plus précis et fidèle d’un réel essentiellement stable. L’éthique de la science — la conviction, l’espoir propres à l’idéal du savoir — invite l’humanité à se reposer dans la contemplation de l’image du savoir achevé et de gagner ainsi une sorte d’homéostasie finale » (art.cit., p. 494). La science est essentiellement une activité théorique et sa valeur suprême est la vérité. Autrement dit, la conception weberienne de la science
correspond aux prémisses individualistes de l’éthique de la conviction. Mais la valeur de vérité est une valeur universellement valable et partageable, de sorte que contrairement au conflit, à la « guerre des dieux » comme dit M. Weber qui peuvent opposer les individus au nom de leurs convictions, l’éthique de la science est universaliste et pacifiste.

Donc l’opposition entre éthique de la responsabilité et éthique de la conviction repose chez M. Weber sur tout un ensemble de présupposés — comme la distinction entre l’action et la connaissance ou entre la science (vérité) et la technique (science appliquée). Mais en sommes-nous toujours là ? La science contemporaine est-elle encore d’essence logothéorique et la technique n’est-elle
qu’une science appliquée ?

Weber pouvait encore penser que la vérité était une valeur surpassant toutes les valeurs religieuses particulières, de sorte que sous la conduite de la science, par la promotion de la valeur universelle de la vérité, l’humanité espérait surmonter ses divisions — charge pour la technique d’organiser (appliquer) matériellement (socialement) ce progrès de la science. Mais notre monde est symboliquement
irréductiblement pluriel — et l’on conteste même désormais l’illusion du projet universaliste de la science et de la vérité. Ensuite et surtout ce monde qui est le nôtre est technoscientifique. A la place de la science (théorie) et de la technique (science appliquée), il y a ce qu’on nomme désormais d’un sigle : la RDTS (Research & Development Science & Technology) et plus simplement : R & D. Autrement dit, l’éthique de la science est de moins en moins une éthique de la conviction (attachée au respect de la valeur de vérité). La recherche est en vue du développement économique qui finance la science. La science en se transformant comme puissance d’action sur l’homme, sur la vie, l’environnement multiplie les conséquences et les risques. Autrement dit, « la science, devenue technoscience, est passée de l’éthique de la conviction à l’éthique de la responsabilité » (G. Hottois, ibid., p. 498). Mais c’est bien là la source de tous les embarras. Car si l’avenir de l’histoire tient désormais à dynamique de la RDTS : comment exercer un choix éthique quand la technoscience agit sur l’homme et la nature sans qu’on puisse prévoir les conséquences de cette action ?
Et si la science en se fait purement instrumentale, l’intérêt de l’humanité peut facilement être subordonné à des visées particulières et immédiates de profit, de pouvoir, de plaisir et ainsi tout simplement privatisé. Peut-être une nouvelle démocratie doit-elle s’inventer où chacun doit assumer une forme de responsabilité : pour le savant maintenir l’exigence de vérité, et l’ensemble des qualités morales que la théorie moderne de la science lui avait  associé, parce qu’il n’est pas éthique de mettre la RDTS au service d’une volonté de
puissance aveugle ; pour le politique penser la technoscience et donc acquérir la culture techno-scientifique qui conditionne l’intelligence de l’évolution du monde ; pour la société civile s’emparer du débat sur les mutations des NBIC vers quoi la
technoscience converge vertigineusement.

En tous cas, NXU essaie d’y prendre sa part.

Laurent Cournarie, Professeur de chaire supérieure 1ère Supérieure Philosophie, Président de la Commission Philosophie

Bibliographie :
– M. Weber, Le savant et le politique
– Merton, « The Normative Structure of Science » (1942)
– G. Hottois, « Ethique de la responsabilité et éthique de la conviction », Laval
théologique et philosophique, 1996
– G. Hottois, La science entre valeurs modernes et postmodernité, Vrin, 2005

1 Cf. Le savant et le politique, 10/18.
Nous suivons ici l’article de Gilbert Hottois : « Ethique de la responsabilité et éthique de la
conviction », Laval théologique et philosophique, 52, 2, juin 1996, 489-498.

2 Cf. La science entre valeurs modernes et postmodernité, Vrin, 2005

3 Cf. Cl Bernard, Introduction à la méthode de la médecine expérimentale ou l’article célèbre
de Merton, « The Normative Structure of Science » (1942) qui s’attache à dégager l’éthos
propre de la science moderne, c’est-à-dire les normes proprement scientifiques qui
structurent la science en tant qu’activité sociale :
1/ l’universalisme : les critères d’évaluation des travaux scientifiques sont intersubjectifs (la
vérité scientifique ne dépend pas des circonstances ou des personnes – d’où la désignation de
rapporteurs (referees) pour examiner une recherche, un article, un dossier de candidature
pour un poste de recherche, d’enseignement) ;
2/ le communalisme : tout ce que la science produit (découverte, résultat d’expérience…) est
un bien collectif – ce qui limite le droit de propriété : une loi ou une théorie appartient non à
celui qui l’énonce mais à la collectivité scientifique — et potentiellement à toute l’humanité ; 3/
le désintéressement : le savant est entièrement acquis à la recherche de la vérité, en faisant
abstraction des intérêts liés à sa vie personnelle — et cette intégrité, qui exclut en principe le
mensonge, la tricherie et finalement l’émergence de pseudo-sciences, résulte du caractère
public et vérifiable des travaux scientifiques ;
4/ le scepticisme organisé afin de ne pas admettre immédiatement, sans critique, les résultats,
et de valider les recherches comme des connaissances objectives.