Introduction à l’éthique 4 :
Ethique et/ou morale ?

 

Il faut revenir sur un point indécis. Jusqu’à présent, on a utilisé les termes de morale ou d’éthique indifféremment. Mais est-ce justifié ? Plusieurs auteurs contemporains cherchent, au contraire, à les distinguer. La distinction la plus faible est connotative : le terme de morale a quelque chose de sévère et de péjoratif, quand celui d’éthique est valorisé — sans doute sous l’influence de l’usage du terme dans la pensée anglo-saxonne. Encore l’inflation de l’éthique peut-elle être aussi bien le signe d’un effacement de la morale — cherchant à éviter le moralisme et la « moraline » . Paul Valéry a pu dire que le mot morale était mal choisi et mal famé, si elle correspond effectivement à la définition qu’il propose : « La morale est une sorte d’art de l’inexécution des désirs, de la possibilité d’affaiblir des pensées, de faire ce qui ne plaît pas, de ne pas faire ce qui plaît » . De fait, on dit : “faire la morale“ ou “moraliser“, ce qui fait jouer à la morale la fonction de trouble-fête ou de rabat-joie, de mère fouettard. La substitution par “éthique“ peut avoir ainsi quelque chose de (plus) séduisant — aussi l’usage ne permet-il pas de dire : “faire l’éthique“ ou “éthiciser“.
Pourtant la distinction, si elle est possible et même signifiante, ne paraît pas s’imposer incontestablement. D’ailleurs, en philosophie contemporaine, on n’en fait plus grand cas. En effet elle manque de fermeté, et tout critère pour la justifier peut se retourner. Ainsi dire que “éthique” renvoie à ethê (mores/Sitten) (les mœurs, les normes, les conduites sociales), tandis que “morale” (Moralität) renvoie au choix libre de l’individu de respecter des lois — autrement dit, souligner la dimension collective de l’éthique contre la dimension individuelle de la morale, n’est guère convaincant puisqu’on peut, tout à l’inverse, insister sur l’effort personnel de l’individu pour se doter d’une vie “éthique“, en choisissant ses propres normes, quand la “morale“ (mores : mos, moris) est générale et s’impose de l’extérieur comme un ensemble d’obligations non-négociables. C’est ce que confirme l’origine grecque et latine des termes. Deux choses sont à rappeler.
D’abord l’origine du mot “éthique“ chez Aristote est incertaine. Aristote décrit ses réflexions théoriques sur la morale — ce qu’on appelle à l’époque “éthiques” (êthikè, hQikh) — comme une enquête sur les ἦθh (“êthè”), c’est-à-dire les qualités du caractère. L’éthique (ou la morale) concerne prioritairement les qualités bonnes ou mauvaises du caractère (les vices et les vertus) qui rendent l’homme estimable ou blâmable : le courage est un êthos (ἦθος). De fait, l’origine du mot n’a rien à voir avec ce qu’on appelle morale (mos, moris) ou éthique. La traduction latine d’êthikos par moralis (de mores, coutumes, habitudes, mœurs) s’est opérée sur une erreur de traduction de ἦθος (êthos, qualité de caractère,) par ἔθος (éthos, habitude). Mais Aristote dans son ouvrage, Ethique à Nicomaque (ÊTHIKA NIKOMAXEIA, sous-entendu BIBLA) rapproche lui-même les deux termes ἦθος (êthos-caractère) et ἔθος (éthos-habitude) dans sa définition de la vertu. La vertu morale, c’est-à-dire la vertu (areth) ou la perfection du caractère (ἦθος /êthos) — ce qui fait qu’un individu est digne d’éloge — est un certain effet de l’habitude (ἔθος /ethos). « La vertu est de deux sortes, la vertu intellectuelle et la vertu morale. La vertu intellectuelle dépend dans une large mesure de l’enseignement reçu, aussi bien pour sa production que pour son accroissement ; aussi a-t-elle besoin d’expérience et de temps. La vertu morale au contraire, est le produit de l’habitude (ex ἔθοuς), d’où lui est venu aussi son nom, par une légère modification de ἦθος. » . La vertu éthique (êthikê) est la vertu morale (c’est-à-dire vertu du caractère) obtenue par l’habitude (éthikê) — et qui produit d’autant plus facilement la vertu éthique que l’habitude est plus ancienne.
Mais cette confusion trouve en fait son origine dans le grec archaïque qui ne faisait pas la distinction. En effet, êthos (ἦθος) voulait dire :
1/le séjour habituel, les lieux familiers ;
2/ la coutume, l’usage, la manière d’être ; 3/ l’habitude d’une personne, le caractère, la disposition d’esprit ; 4/ l’émotion douce par opposition à pathos. Et éthos (ἔθος), de son côté, avait une signification voisine : 1/ l’habitude ; 2/ la coutume, les mœurs. Pour êthos (ἦθος), on va du lieu habituel au caractère — car habiter le même lieu produit une manière d’être qui façonne un caractère. Et par éthê (ἦθh), les mœurs, on désigne des habitudes sociales ou collectives.
Donc rien de quoi justifier une opposition stricte entre morale et éthique : juste l’écart entre un e bref (ἔ, éthos) et un ê long (ἦ, êthos) et une inflexion sémantique interne légèrement différente.
Dans ces conditions, on peut dire que la morale ou l’éthique est la “science“ du caractère obtenu par habitude ou, quand elle appliquée à la société humaine, la science des mœurs c’est-à-dire des comportements habituels d’un peuple. Les latins ont ainsi conservé êthika en le latinisant (ethica), puis ont forgé “morale“, dérivé de mos, moris. En résumé, « dans la configuration antique, exprimée notamment par Cicéron, éthique et morale sont des synonymes qui reprennent l’un comme l’autre la confusion entre le caractère et les coutumes qui les produisent, et désignent la réflexion sur les manière de vivre. Au XVIIème siècle, morale et éthique sont encore des synonymes. » . Ainisi Cicéron dans son traité sur Le destin : « Parce qu’elle a trait aux mœurs, que les Grecs appellent éthos, nous avons coutume d’appeler cette partie de la philosophie étude des mœurs (de moribus), mais il convient en enrichissant la langue latine, de la nommer morale (moralem) ». La morale est le terme d’origine latine pour traduire le grec “éthique“, en conservant le même chant sémantique d’êthos et d’éthos. Et pour le XVIIè, Furetière donne cette précision pour “éthique“ : « C’est un nom tiré du grec, qu’on donne quelque fois à la morale, ou à la Science des mœurs. L’Ethique d’Aristote. ».
On peut tirer quelques enseignements de ces remarques lexicales :
a) L’habitude est le concept qui assure l’articulation entre la moralité (individuelle) et les mœurs (collectives). C’est du moins autour du concept d’habitude que non seulement la philosophie antique (Aristote) et médiévale (Thomas d’Aquin) mais aussi le sens commun s’organise. Parler d’éthique concerne ainsi avant tout les manières concrètes de vivre, par exemple habiter un lieu et aussi le caractère visible d’une personne. Ainsi les mœurs d’un individu reflètent une manière de vivre : les mœurs d’un peuple ou d’une nation plongent dans des traditions qui, elles-mêmes, ont leurs racines profondes dans une manière d’habiter la terre. La morale c’est d’abord un ensemble de manières culturellement marquées d’être, de se tenir, de vivre, d’occuper, de dessiner, de séparer, de traverser l’espace. Et le caractère n’est pas donné par la nature, mais produit par l’habitude. Autrement dit, « L’homme n’est pas naturellement moral » , il doit le devenir, et l’habitude est le moyen puissant de produire cette dimension morale en lui .
(b) le réseau conceptuel qui s’organise autour du caractère, de l’habitude, des mœurs n’est pas stabilisé. On peut chercher la morale plutôt du côté des mœurs parce qu’elles façonnent le caractère des individus, ou plutôt du côté de l’individu qui façonne lui-même son caractère .
(c) Mais surtout, il ressort qu’il n’y a pas lieu de distinguer fondamentalement “morale“ et “éthique“, même si le second terme par son origine grecque est privilégiée pour qualifier la philosophie morale en soulignant son caractère plus technique et sa dimension théorique (ce qu’on a appelé l’éthique normative par opposition à l’éthique appliquée) : la morale c’est l’éthique commune (morale sociale), l’éthique c’est la morale théorique (philosophie morale). On peut donc admettre une équivalence des deux termes qui sont la traduction l’un de l’autre.
Mais la sémantique n’est pas la raison dernière. N’y a-t-il pas une différence conceptuelle entre l’éthique et la morale ? L’éthique et la morale portent-elles sur les mêmes objets ou plutôt élèvent-elles les mêmes exigences sur les mêmes objets ?

Laurent Cournarie

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