Los d’un débat sur l’IA, Gaspard Koenig a fait de la propriété privée des données personnelles le levier de résistance face à l’IA tandis que Laurent Alexandre ne jure que par les volumes de data et prédit une capitalisation numérique de l’Europe face aux US et la Chine.

Excusez le titre un tantinet provocateur, mais il me faut réagir à la conversation entre Gaspard Koenig et Laurent Alexandre organisée par le Figaro Magazine autour de l’IA, je voudrais notamment rebondir sur ces 3 points :

  1. Face aux services riches en IA, pour protéger sa vie privée et exercer son libre arbitre, Gaspard Koenig plaide pour l’instauration d’une propriété privée des données personnelles. Cela permettrait leur portabilité, et donnerait lieu de fait à un marché de la data, laissant les individus arbitrer par eux-mêmes entre confort et liberté.

Si l’idée est belle et séduit, le diable se cache dans les détails comme toujours, ce serait en fait très compliqué à mettre en place, nous allons voir pourquoi.

  1. Laurent Alexandre semble faire des volumes de data maniés le premier facteur de l’efficacité de l’IA et conclut que l’Europe en l’état n’a aucune chance face aux Etats-Unis et la Chine, et est partie pour être colonisée numériquement

Je vais expliquer en quoi l’importance de la data est très largement exagérée, et pourquoi le jeu reste très ouvert en IA en Europe pour se faire une place à côté des GAFA

  1. Gaspard Koenig affirme que l’acceptation de l’IA par les Chinois s’explique par leurs valeurs confucéennes

Nous verrons que ces valeurs sont très largement exagérées et que c’est bien justement parce qu’en Chine il existe un déficit de confiance entre les individus entre eux et avec l’état que le parti communiste chinois a besoin d’instaurer un crédit social dopé à l’IA.

  1. Face à la perte de libre arbitre qu’induit l’IA, l’instauration d’une propriété privée des données personnelles est-elle la solution ?

Cette proposition s’articule autour de ces deux ambitions :

  1. a) choisir qui peut accéder à mes informations bouleverse fondamentalement mon usage des services riches en IA (Facebook, Youtube, etc.),
  2. b) choisir qui peut accéder à mes informations me permet d’être mieux compensé par ces services pour le commerce qu’ils en font.

Pour ce qui est du premier point a), rien n’est moins sûr, et une bonne façon de s’en rendre compte est de regarder l’attitude de l’internaute moyen suite aux changements induits par le Règlement général sur la protection des données, le fameux RGPD. Ce règlement est censé encadrer la façon dont les acteurs du web accèdent à nos informations, ils doivent maintenant nous dire clairement ce qu’ils entendent faire de nos informations et nous demander notre consentement. Dans la pratique, le résultat est que la plupart des internautes cliquent sur « accepter » sans réfléchir, frénétiquement, juste pour pouvoir accepter au contenu ou service désiré, comme c’est aussi le cas pour l’acceptation des « cookies », ces petits trackers embarqués sur la plupart des sites webs. Tout le monde n’agit pas ainsi, c’est sûr, sans doute pas par exemple Margrethe Vestager, la commissaire européenne à la concurrence qui considère que nous sommes la chair à canon de la machine, comme le rapporte Gaspard Koenig dans son livre, elle essaie de ne pas utiliser les GAFA. Mais autour de nous, force est de constater qu’au-delà des mots, une fois venu le moment de choisir quoi faire en ligne, nous ne sommes pas beaucoup plus inquiets quant au sort de nos data que les Chinois. Certains ont bien tenté de lancer des réseaux sociaux ne cherchant pas à exploiter nos données autant que Facebook, par exemple sans chercher à vendre de publicités. Mais qui les connaît ? Quel succès ? Ainsi, Ello a été lancé en fanfare comme un Facebook-killer en 2014, justement en cherchant à capitaliser sur cette aspiration supposée des occidentaux à un meilleur respect de nos données. Ce fut un échec total, ne dépassant pas le million d’utilisateurs. Qui se souvient de Diaspora, lancé en 2010, « a nonprofit, user-owned, distributed social network » ? Les derniers chiffres, vieux de 2014, font état de 180 000 utilisateurs, une blague. Ainsi en Europe et aux Etats-Unis, si certains aiment à se plaindre de l’exploitation de leurs données, la majorité est bien contente d’utiliser les GAFA, heureuse du confort et des bas prix offerts, et en cela ne semble pas si différente des internautes Chinois.
Gaspard Koenig insiste sur la portabilité des données comme une clef importante de tout ce dispositif d’affranchissement des GAFA. Mais tous ceux qui ont lancé des startups, surtout la majorité qui échoue, savent que si exporter de Facebook mes photos d’un clic, et inviter mes amis du même coup, est techniquement possible, par contre, que tous mes amis viennent et jouent le jeu et adoptent le nouveau service au quotidien en lieu et place de Facebook ou Whatsapp ou autre GAFA, cela relève du délire !

Et l’ironie de l’histoire, l’arroseur arrosé en quelque sorte, c’est que cette portabilité des données, c’est justement ce qui a rendu possible le scandale Cambridge Analytica. Un scandale que Gaspard Koenig dénonce dans son livre, il dit « l’IA a déjà fait la démonstration de sa face sombre (…) en servant à des manipulations politiques, comme le scandale de Cambridge Analytica ». Il faut déjà noter que si l’IA pourra provoquer des scandales de bien plus grande ampleur à l’avenir en exploitant nos données, elle n’a rien à voir avec ce scandale-ci. Ce qu’il s’est passé avec Cambridge Analytica, c’est que des utilisateurs Facebook ont permis aux éditeurs d’une application tierce de quiz d’accéder à leurs informations et d’enregistrer les résultats des quiz. Ces utilisateurs ont explicitement cliqué « J’accepte » en somme, sans nécessairement avoir cherché à en connaître les implications, par empressement ou désintérêt. Ils ont succombé en cela à la même facilité que détaillée plus haut autour du RGPD. Les éditeurs de cette application ont ensuite fourni ces infos à Cambridge Analytica. Depuis, Facebook a bien sûr fermé les tuyaux, et les développeurs d’applications tierces ne peuvent plus accéder aux informations des utilisateurs autant qu’avant, seulement au strict minimum, et c’est très encadré. On voit donc ce que cela a donné avec des développeurs tiers qui étaient des partenaires de Facebook, que pensez-vous qu’il pourra se passer si d’un clic on veut pouvoir rendre possible l’export de toutes mes données d’un GAFA vers un autre service naissant, indépendant, et potentiellement concurrent ? Le risque que les internautes se fassent duper et transfèrent leurs informations à des tiers malintentionnés me paraît sérieux, et Gaspard Koenig n’en dit mot.

Le second point b) rejoint cette idée que « nos données » ont une valeur de marché comme le pétrole, qu’on peut les acheter, les vendre sur un marché. Ce qui suppose une certaine fluidité et fongibilité des données, à l’image du pétrole, du blé, du sable, etc. Mais justement, les données ne sont pas fongibles, il n’y a pas une unité claire pour quantifier les données, un jeu de données n’est pas équivalent à un autre, les jeux de données ne sont pas interchangeables entre eux. Chaque jeu de données est différent. Et cela complique drastiquement la comparaison « data is the new oil » tout comme la monétisation de nos données personnelles.

Ainsi, le trésor de données qu’accumule Amazon sur nos transactions a beaucoup de valeurs… pour Amazon. Mais si une entreprise mettait la main sur tous ses serveurs de données, elle serait bien en peine de les faire fructifier autant qu’Amazon. Un énorme travail de restructuration des données serait nécessaire au préalable pour les faire parler et les intégrer à un nouveau système. On sent bien qu’une plateforme de marché où jeux de données s’achèteraient et se vendraient ne pourrait fonctionner comme le marché du pétrole ou comme la bourse. Apprécier la valeur d’un jeu de données n’est pas chose aisée, encore moins instantanée.

Mais creusons un peu plus l’idée de Gaspard Koenig. Essayons d’estimer grossièrement ce qu’un internaute américain par exemple peut espérer gagner en échange de la collecte et l’exploitation de ses données. Facebook se rémunère en vendant de la publicité, le revenu moyen que touche Facebook par utilisateur américain est d’environ 27$/trimestre, soit environ 100€ par an, soit 8,3€ par mois et par utilisateur, disons 10€ histoire d’être généreux et pour faire simple. En tant qu’utilisateur producteur de données sur le site, si grâce à un syndicaliste habile, le plus habile de l’histoire du syndicalisme, je pouvais extorquer à Facebook 100% des revenus que la plateforme fait sur mon dos, sans rien lui laisser pour ses serveurs, ses employés et ses profits, 100% donc, j’obtiendrais au maximum en moyenne 10€ par mois! Et encore, 10€, c’est ce que gagne Facebook sur mon dos en tenant compte de son expérience et des optimisations apportées à sa plateforme depuis 15 ans qu’elle existe, grâce à ses forces commerciales rodées, sa plateforme d’achat de publicités en ligne optimisée au mieux grâce à ses moyens titanesques et ses ingénieurs les meilleurs. Autant dire qu’un autre acteur à qui je pourrai confier la monétisation de mes données générées sur Facebook serait sans doute bien en peine de faire mieux. On parle donc de 10€ en moyenne par mois !

Pour s’amuser on peut mettre cela aussi en rapport au temps qu’on passe sur ces plateformes. Aux Etats-Unis, une dernière étude parlait d’environ 40 minutes par jour et par adulte, soit 20 heures par mois. Cela revient en quelques sortes à se faire rémunérer 0,5€ par heure passée à générer de la donnée, en considérant encore une fois qu’on extorque à Facebook tous les revenus qu’ils génèrent grâce à nous.

Allons encore un cran plus loin, supposons que Facebook soit représentatif de la capacité des GAFA à monétiser notre temps passé sur elles et les données générées ce faisant. Si on passait les 24 heures entières d’une journée à générer de la donnée sur les plateformes GAFA, et si 40 minutes par jour rapporte 10€/mois comme estimé plus haut, alors 24 heures nous feraient gagner 360€, pour ce scénario cauchemardesque nous prenant tout notre temps, sans rien laisser au sommeil. La belle affaire… Voilà en sorte ce qu’on peut espérer au mieux en monétisant nos données à ce jour.

Et encore, dans un tel cas, l’utilisateur aurait sans doute à confier à un tiers la collecte, la restructuration, le stockage et la sécurisation de ses données. Un tiers qu’il faudra bien payer d’une manière ou d’une autre, ce qui viendrait encore réduire mon modeste manque à gagner potentiel en tant que petite abeille productrice de données sur ces réseaux.

Enfin, si on s’intéresse légitimement à la valeur que Facebook tire de nos données, ne serait-il pas tout aussi justifié d’essayer d’évaluer du même coup la valeur que nous retirons de Facebook et des autres GAFA en tant qu’utilisateurs ?

Des chercheurs du prestigieux MIT ont ainsi demandé à un échantillon solide d’internautes combien il faudrait les payer pour qu’ils acceptent de ne plus utiliser certains services gratuits. D’après l’étude, les internautes américains demanderaient entre 35 euros et 45 euros si on leur retire Facebook. Le montant s’élève même à plus de 500€ pour Whatsapp, également gratuit à l’usage ! Une autre étude des mêmes chercheurs a aussi montré qu’il faudrait payer les gens 16000 euros pour être privés d’un moteur de recherche gratuit ! Et pour ceux que ces études font sourire, sachez qu’elles sont suffisamment sérieuses pour avoir été citées par Jerome Powell, le chairman de la Banque Centrale Américaine, comme une piste à suivre pour comprendre la valeur qui échappe au PIB, et qui pourrait contribuer à expliquer la très faible inflation que nous connaissons ces dernières années.

En poussant la logique mercantile de réappropriation de nos données à l’extrême comme y aspire Gaspard Koenig, Facebook pourrait finir par nous proposer le deal suivant : « vous me payez chaque mois ce que vous me valorisez (35€) et je vous rembourse TOUT ce que j’arrive à obtenir en monétisant vos données auprès des annonceurs grâce à mon immense expertise technique (10€) ». Un bon deal ? Est-ce que le deal actuel est si mauvais au fond ?

Evidemment, ce n’est qu’une simulation rapide, mais cela aide à mettre en perspective la difficulté d’implémentation et les gains à attendre de cette mesure.

  1. L’Europe est-elle condamnée à devenir une colonie numérique chinoise ? Les volumes de data comptent-t-ils plus que tout dans la course à l’IA ? 

La course à l’IA se joue en 4 actes, et les data ne sont qu’un aspect parmi d’autres.

  1. a) Capacité à produire de la recherche sur l’IA : l’Europe a une très bonne recherche, essaie de l’intégrer toujours plus au niveau européen. Mais sur ce point, il faut bien voir que la recherche de pointe sur l’IA est très largement rendue publique, y compris celle développée par DeepMind (un point clef qui a conditionné sa vente à Alphabet) et Facebook (un point clef qui a conditionné l’arrivée de Yann Le Cun). Donc d’un point de vue économique, l’Europe peut profiter aussi largement des efforts de recherche menés ailleurs.
  2. b) Capacité à produire des géants génériques de l’IA : c’est ici effectivement le plus dur pour l’Europe, du fait de sa fragmentation et de son écosystème VC encore relativement sous-développé par rapport aux USA/Chine. Ce qui me gêne, c’est qu’on insiste sur la nationalité des entreprises, mais au fond, en laissant le cas chinois de côté un instant, peu importe d’une certaire manière vu que ces géants recrutent en Europe, y ouvrent, achètent, développent des centres de recherches. Et enfin produisent des biens et services meilleurs qui font gagner du temps et de l’argent aux consommateurs européens qui profitent très largement de ces progrès. Qui plus est, ces géants mettent à disposition des briques de l’IA (comme TensorFlow de Google, voir plus loin), qui permettent à toutes les autres entreprises de profiter des promesses de l’IA. L’IA à ce titre est en train de devenir doucement une « commodity », comme l’électricité, ou l’hébergement et le processing dans le cloud ! J’ai écrit un essai très bien documenté sur ce sujet : Les 8 raisons pour lesquelles on exagère la menace GAFA.
  3. c) Capacité à produire des champions de l’IA sur des niches. Ici je pense aux entreprises qui veulent internaliser l’IA pour conquérir une niche : comme Tesla pour les voitures autopilotées, Netflix pour la recommandation (et demain génération par IA) de séries, etc. Il est tout à fait possible et probable que des entreprises européennes de l’IA percent sur des niches. Et à ce titre, les GAFA servent déjà de courte-échelle aux startups européennes de l’IA : par exemple les publicités Facebook servent à toucher de façon ciblée comme jamais auparavant leurs clients potentiels ; les publicités Google les rendent aussi plus visibles. En l’occurrence, avec TensorFLow de Google on peut littéralement parler de révolution. Cet article de Fast Company rapporte :

“People couldn’t wait to get their hands on it,” rapporte Ian Bratt, directeur du machine learning chez Arm, un des leaders du design de microprocesseurs ; Twitter l’utilise pour suivre les conversations, trier les tweets, pousser les gens à passer plus de temps sur la plateforme. Airbus utilise TensorFLow pour entraîner ses satellites à examiner n’importe quel endroit à la surface du globe ; des étudiants à New Delhi s’en servent avec des téléphones reconfigurés pour mesurer la qualité de l’air. Et Google vient de rendre disponible au printemps dernier un version 2.0 qui rend l’IA encore plus accessible aux développeurs inexpérimentés. L’objectif final est de rendre l’utilisation de l’IA aussi simple que de faire un site web. TensorFLow a été téléchargé près de 41 millions de fois par des développeurs indépendants. Des millions d’objets – voitures, drones, satellites, ordis, téléphones – en font usage »

On peut citer aussi ici Benedict Evans, partner influent du très célèbre fonds d’investissement Andreessen Horowitz (dont le nom de code est « a16z »), qui donne son analyse des récents déploiements de l’IA dans l’économie :

« La start-up Descript utilise la reconnaissance vocale pour vous laisser éditer un fichier audio en utilisant un éditeur de texte. On ne peut plus vraiment parler de start-up de l’IA ici. (…) Descript ne vas pas voir le patron de la BBC pour lui dire « nous allons vous montrer comment l’IA peut changer votre business ! ». Plutôt, la startup va voir les producteurs radios et leur dit « cet outil peut vous faire gagner du temps chaque jour ». Il y a plein de start-up tout aussi cool, cherchant à résoudre un problème bien spécifique dont vous ne soupçonniez même pas l’existence, et qui de prime abord ne ressemble pas à un problème où l’IA serait la solution. (…) Ce qui est aussi important, c’est que ces start-up n’ont pas à tout construire elles-mêmes. Le fait que la reconnaissance vocale ait été complètement intégrée à Amazon Web Services (AWS), Google Cloud et Microsoft Azure signifie que Descript peut s’appuyer dessus pour bâtir son produit, de la même façon que l’hébergement dans le cloud via un tiers comme AWS a permis aux start-up d’économiser des millions de dollars d’investissement dans des fermes de serveurs. Une des conséquences de la croissance de ces plateformes géantes du web (les GAFA!) est… qu’elles sont des plateformes, et qu’elles permettent des vagues de création de start-up, et cela concerne maintenant le champ de l’IA comme bien d’autres jusque-là. Nous nous tenons debout sur les épaules de géants. Si ce n’est sans doute pas une très bonne idée de créer une plateforme de reconnaissance vocale générique de bas niveau pour concurrencer AWS, AWS ne cherchera jamais à copier Descript. »

  1. d) Capacité pour toutes les autres entreprises à profiter de l’IA. Cela rejoint ce que je disais en fin de point b) : toutes les entreprises, de la même façon qu’elles doivent se digitaliser, devront, doivent, se réinventer avec l’IA. Elles disposent d’atouts de choix : de la donnée client. Pensez aux banques, assurances, groupes pharmaceutiques. Elles peuvent utiliser l’IA « as a commodity » de Google et autres pour faire parler leurs données et améliorer et diversifier leur offre.

Je me permets de citer à nouveau Benedict Evans :

« Ces technologies se diffusent maintenant au-delà du secteur de la tech. Dans notre fonds, nous passons pas mal de temps à rencontrer les grandes entreprises industrielles, et beaucoup d’entre elles ont maintenant des projets reposant sur l’IA. Mon exemple préféré est celui d’une entreprise qui voulait contrôler les défauts de qualité le long de sa chaîne de montage. Aujourd’hui elle utilise un réseau de neurones artificiels couplé à l’appareil photo d’un smartphone accroché à une perche surplombant la chaîne de montage. Le dispositif analyse chaque objet et peut détecter les défauts. Google n’a pas ces données, ni la Chine. Cela leur a été développé par des consultants extérieurs. Ce n’est pas de la ‘rocket science’ que seul Google maîtrise, c’est juste du code. »

Il paraît probable que l’IA se « commoditise », si bien que parler du « secteur de l’IA » en opposition à tous les autres devrait ne pas être si pertinent, l’IA au contraire devrait infuser toute l’économie pour la rendre plus productive, c’est-à-dire, dans des marchés concurrentiels, aboutir à des biens et services moins chers et meilleurs pour le grand gagnant, le consommateur. De la même façon que le digital ne peut pas être un département de l’entreprise distinct des autres, mais doit infuser toute l’entreprise. Au fond, est-ce que la localisation du siège des acteurs de cet écosystème sera aussi importante qu’on le pense ? Pas nécessairement.

Ensuite, le rôle des données est en général très exagéré, Laurent Alexandre suit en cela le travers de Kai-Fu Lee, comme l’explique cet article dans Foreign Affairs :

« Mais quelle est l’importance des data ? Quelle est l’importance de ces montagnes de data accumulées par les entreprises chinoises par exemple ? Andrew Ng, un des leaders mondiaux de l’IA (qui a travaillé chez Google et Baidu et est maintenant à son compte pour aider les entreprises à adopter l’IA) explique « qu’on surestime le big data car beaucoup de problèmes ne génèrent pas assez de data pour entraîner efficacement des IA. Des gens de Tencent en Chine disent en privé que l’entreprise a beaucoup de mal à intégrer les flux de data provenant de ses différents départements du fait d’obstacles aussi bien bureaucratiques que techniques. « Et plus généralement, un gros problème dans cette comparaison lancinante entre data et pétrole (quand Kai-Fu Lee dit que la Chine est l’Arabie Saoudite de la donnée) est que l’utilité même d’un jeu de données se limitent aux questions liées au jeu de données. En effet, les entreprises non-chinoises auront par exemple du mal à rivaliser pour détecter quelles histoires pourraient captiver les Chinois. (…) Mais on voit mal comment ces atouts en Chine pourraient donner à la Chine un avantage sur la scène mondiale plus largement, et notamment sur l’équilibre militaire entre grandes puissances. »

La valeur ajoutée du toujours plus de data est douteuse en particulier dans l’univers des start-up répondant aux besoins des entreprises, voyez les conclusions de cette étude « The Empty Promise ofData Moats » du fonds Andreessen Horowitz :

« – Les données ne constituent pas une barrière à l’entrée solide. Contrairement aux traditionnelles économies d’échelle qui permettent d’amortir toujours plus les investissements fixes, l’inverse se produit avec la data : le coût d’acquisition de la data supplémentaire stagne ou grimpe alors que sa valeur va diminuer.

– Et même si le coût d’acquisition reste le même dans le temps, les nouvelles data récoltées ont moins de valeur car une bonne partie ne fera que répéter celles déjà en possession de l’entreprise. Un effet qui ne fait qu’empirer avec le temps : les bénéfices à attendre des nouvelles data ne font que baisser.

– Dans la plupart des start-up que nous avons analysées, si les premières données récoltées concernent l’entièreté de la clientèle, au-delà d’un certain seuil, les nouvelles données ne concerneront que certains segments réduits logés dans la longue traîne. Donc toujours plus de données ne renforcement pas vraiment en soi les barrières à l’entrée sur le marché concerné. Parvenir au « corpus de données suffisant pour être viable » (minimum viable corpus) demande un investissement relativement faible et ne peut servir de barrière durable.

– De plus, dans bien des cas d’usages dans le monde réel, la data perd toute son utilité au bout d’un certain temps. Les rues changent, la température change, les comportements et goûts changent, etc.

– Nous avons connaissance d’une startup qui a généré des données synthétiquement pour entraîner ses systèmes sur le marché de l’automatisation des entreprises. Avec une équipe composée de quelques ingénieurs, elle est parvenue à atteindre son « corpus de données suffisant pour être viable ». La startup a ainsi battu deux énormes concurrents déjà en place et qui se reposaient sur leurs vastes jeux de données collectées sur des décennies dans le monde entier. »

Enfin, Laurent Alexandre considère que, sans prendre en compte la menace chinoise, l’équilibre de marché justifierait à lui seul de démanteler les GAFA. Sur ce point je citerai simplement Paul Graham, le fondateur de Y Combinator, l’incubateur d’entreprises le plus connu au monde qui a fait germer Airbnb entre autres :

« Si Elizabeth Warren avait raison quand elle annonce que Facebook étouffe l’innovation et devrait donc être démantelé, ceux qui investissent dans les start-up devraient tomber d’accord avec elle. Ils, a) comprennent les start-up, et, b) sont ceux qui ont le plus à perdre si les géants en place tuaient systématiquement les nouveaux venus. Mais ils sont très largement en désaccord avec elle. »

  1. L’acceptation de l’IA par les Chinois s’explique-t-elle par leurs valeurs confucéennes ?

On explique souvent, et Gaspard Koenig ne semble pas déroger à la règle, que les Chinois seraient plus enclins à accepter l’IA du fait de leur culture confucéenne.

Cette culture, pour faire simple, stipule que l’harmonie et l’ordre dans la société priment sur tout le reste, que le petit frère doit obéir sans broncher à son grand frère, les enfants à leurs parents, et tous les sujets à leur empereur (ou le dirigeant du moment).

Si cela a bien été l’objectif affiché des empereurs chinois pendant des millénaires, et que cela redevient bien utile à un Xi Jinping autoritaire, cela ne signifie pas pour autant que les Chinois y adhèrent. C’est plus une aspiration qu’une réalité sociologique.

Déjà Mao Zedong expliquait qu’il avait du mal à contrôler ce qu’il se passait au-delà de Pékin, et c’était encore plus vrai du temps des dynasties impériales. Le pays a justement longtemps connu le chaos et le morcellement, les guerres entre seigneurs, comme partout dans le monde d’ailleurs.

La figure du Chinois discipliné est un mythe. Les Chinois sont râleurs, pas moins que nous Français. The Economist titrait en octobre 2018 « Why protests are so common in China ». On comptait par exemple 86 000 « mass incidents » en 2005 !

D’ailleurs quiconque a vécu en Chine plus d’un mois le sait bien, il est très courant de voir les gens tricher et doubler sans scrupules dans les files d’attente, je l’ai vécu à plusieurs reprises.

Les Chinois n’ont en fait que très peu confiance les uns envers les autres, et collectivement envers leur pouvoir, surtout régional. La peur de se faire arnaquer est omniprésente. C’est justement la raison pour laquelle le parti communiste veut instaurer un système de crédit social, pour remédier à ce manque de confiance chronique dans la société qui grippe l’économie. Dans un pays où l’état de droit se cherche, les magouilles sont légion, comme par exemple en septembre dernier ces membres d’une même famille qui se sont mariés23 fois en deux semaines pour détourner des aides d’état.

Le confucianisme veut que le petit frère obéisse à son grand frère, mais Emmanuel Todd explique très bien dans « Où en sommes-nous » que sociologiquement la famille chinoise, à l’image de la famille russe, est égalitaire, et non de type souche comme en Allemagne, au Japon ou en Corée. Au-delà des discours, dans la réalité des relations de famille en Chine, les frères notamment ont très largement été considérés comme égaux entre eux, là où dans les familles souches allemandes, japonaises ou coréennes, l’aîné va primer, le petit frère doit effectivement s’incliner devant son grand frère. C’est ce qui selon Emmanuel Todd explique la réceptivité des sociétés russe et chinoise à une idéologie autoritaire et égalitaire comme le communisme.

Non, ce qui explique cet essor de l’IA en Chine, c’est, du côté des utilisateurs une soif de confort que l’on retrouve en fait très largement chez nous dans nos usages, passées les objections de façade sur la vie privée, et surtout, au-delà des utilisateurs, une absence de régulation et une ferme volonté de l’état chinois de rattraper son retard économique et scientifique quoi qu’il en coûte.

En 2007 avec des amis on avait voulu lancer un réseau social destinés aux étudiants pour adapter en France le concept de Facebook. Bien sûr, bien-pensants que nous étions, on se disait que jamais, ô grand jamais en France les gens voudraient s’inscrire avec leurs vrais nom et prénom sur un réseau social, donc on en était resté à l’usage du pseudonyme. L’explosion de Facebook en France cette année-là est venue nous prouver le contraire (et mettre un terme à cette première tentative entrepreneuriale).

Thomas Jestin, co-fondateur de l’agence de communication digitale www.krds.com

Vous pouvez télécharger le fichier en format PDF en cliquant ici : Ce que Gaspard Koenig et Laurent Alexandre ne comprennent pas sur l’IA (et les données)