Situation de précarité particulière
Je vais m’intéresser à un point qui est à mes yeux symptomatique : nous sommes en tant qu’espèce dans une situation de précarité particulière. La très grande majorité des espèces vivantes a connu l’extinction. Mais la précarité dans laquelle nous nous plaçons vient de notre propre développement économique et technologique. Telle est la rupture fondamentale que ce changement de Siècle instaure.
Nous produisons récursivement les conditions de notre propre extinction. Et par voie de conséquence, nous en sommes responsables.
Je voudrais donc m’interroger sur cette forme de responsabilité nouvelle qui nous lie à nos semblables, mais qui élargit cette liaison en une double extension, à tous les non semblables qui dépendent de nous dans la biosphère, et aux générations futures de semblables et de non semblables qui courent tout simplement le risque de ne pas pouvoir naître demain, en raison de ce qui advient aujourd’hui.
Cette question ne peut d’abord pas se traiter par le questionnement éthique traditionnel (soit les éthiques utilitaristes, soit les éthiques du devoir). Ce qui engage en effet notre responsabilité, ce sont des formes normatives dont nous dépendons, qui nous constituent, mais dont nous ne décidons pas directement, dans la mesure où elles ont une certaine autonomie par rapport à nous. Nous pensons choisir librement, et prendre nos décisions en toute conscience, mais nous dépendons en réalité dans nos décisions et même dans nos systèmes de valeurs de systèmes normatifs qui ont leurs propres règles de fonctionnement et au sein desquels des contraintes normatives nouvelles émergent, du fait même de leur fonctionnement.
On peut penser par exemple à la main invisible dans l’économie capitaliste, thématisée par Adam Smith, puis théorisée par Hayek comme résultat d’un ordre spontané et émergent dans un système auto-organisé, on peut penser aux valeurs mélioristes qui dictent le développement du progrès technologique, comme « plus c’est toujours mieux », ou encore « ce qui peut être fait le sera », et dont les écrits des transhumanistes (Bolstrom, Alexandre, etc.) se font le reflet direct. Mais on peut aussi penser au concept même de « biopouvoir » conçu par Michel Foucault, comme le résultat d’une « stratégie sans stratège », cette stratégie même qui installe les systèmes de micro-pouvoir (système carcéral, dispositif de sexualité) fonctionnant d’une manière effective dans le tissu social, par différence avec l’exercice seulement symbolique de la souveraineté politique au niveau du macro-pouvoir et des dirigeants politiques. Ajoutons enfin que la puissance de ces normativités technologique, économique et politique est exacerbée aujourd’hui par le développement des technologies numériques (Shoshana Zuboff), qui dresse d’une manière régulée mécaniquement et à notre insu, des portraits de nous-mêmes, dont nos décisions d’achat et même nos décisions politiques commencent à dépendre.
Diverses formes normatives
Contre un courant de pensée néolibéral et positiviste qui vise à concevoir ces formes normatives comme émergentes et systémiques, de telle sorte qu’au moment même où nous nous croyons libres et autonomes à la première personne, nous sommes complètement assujettis à la troisième personne, contre un courant de pensée qui dénie par conséquent la responsabilité collective que nous portons par rapport au futur, je voudrais montrer deux choses:
- D’abord ces formes normatives ont une dynamique qui ne va pas vers le maintien d’un équilibre métastable, elles vont au contraire vers là où il y a une menace de plus en plus pesante de disruption sur les normativités économiques, technologiques et écologiques.
- Ensuite elles n’y vont pas fatalement, car la normativité politique et éthique humaine est réflexive. Nous sommes en mesure en effet de corriger à la première personne les disruptions issues de cette logique à la troisième personne. Nous sommes en mesure de le faire par la réflexion critique et l’aménagement d’espaces de discussions, mais aussi par les institutions démocratiques, à tous les niveaux de nos sociétés depuis le local, jusqu’au global. La logique de la démocratie n’est pas la logique du marché.
- Pour le faire, il faut mesurer l’ampleur du problème qui se pose ici. Ce n’est pas juste un problème de redéfinition de la démocratie. C’est d’abord un problème ontologique qui concerne notre rapport à la biosphère. Le problème n’est pas de lui donner une valeur en soi, comme le font les tenants de la deep ecology. Mais on ne peut pas non plus se résoudre à faire de la biosphère un objet manipulable aux service des intérêts humains, car elle est aussi un système organisé, avec des règles de fonctionnement propre et dont notre existence d’humains dépend. Cela ne fait pourtant pas d’elle un agent humain. La normativité biologique est spontanée. Elle n’est pas réflexive. Comment donc intégrer un point de vue normatif de la biosphère, dans la normativité politique humaine ? C’est la première question. A travers elle, le questionnement ontologique est quand même profondément bouleversé, si nous admettons que la biosphère n’est pas juste un ensemble de contraintes biologiques, mais qu’elle a en même temps une dimension axiologique, une normativité propre.
- Ensuite, le problème de la responsabilité par rapport aux générations futures n’est pas juste un problème démocratique au sens classique du terme, car il implique ce que je nommerai « une futurition ». Il faut le traiter pourtant pleinement comme un problème politique, et non pas seulement éthique (comme le faisait malheureusement Hans Jonas). Il ne s’agit pas de donner des ordres aux humains au nom d’un principe-responsabilité inapplicable et que personne ne respectera jamais, mais plutôt de chercher à faire émerger des institutions et des espaces de discussion qui partent du principe que même si les générations futures ne peuvent pas aujourd’hui revendiquer leur droit, cela ne signifie en rien qu’elles n’en ont pas, justement parce qu’elles pourront le revendiquer un jour.
Il faut donc à la fois au niveau institutionnel, économique, et symbolique imaginer et simuler des formes de dialogues virtuels avec les générations futures, fondés sur le principe que leur point de vue n’est une nouvelle fois pas le nôtre, et que nous devons intégrer ce point de vue dans nos décisions et dans nos réflexions.
Auteur :
Paul-Antoine Miquel – Professeur de l’Université de Toulouse Jean-Jaurès
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