Résumé : La philosophie est une pensée critique qui ne peut, sans se renier et sous couvert d’éthique, épouser un certain esprit “positif” qui accompagne même la réflexion sur l’IA.
La forme négative incompréhensible par l’IA
Aymeric Even a signalé aux membres de NXU un article paru dans Les Echos (26 novembre 2019), intitulé : « Peut-on vraiment faire confiance à l’intelligence artificielle ? », par Benoît Georges. Il y est question des erreurs et des biais en IA qui font encore obstacle à l’instauration d’une “IA de la confiance“.
Une phrase peut retenir l’attention : « La forme négative est incompréhensible pour une IA ». C’est apparemment un détail mais qui en dit peut-être beaucoup sur la question du rapport entre la pensée et l’intelligence artificielle : l’impossibilité pour l’IA de traiter le négatif. L’exemple donné dans l’article est celui de l’assistant vocal Siri qui ne peut “comprendre” l’énoncé : “Trouve-moi un restaurant qui ne fait pas de pizza”.
Le philosophe Carnap, représentant du « Cercle de Vienne » et du positivisme logique au début du XXème siècle, pour dénoncer la vanité de la métaphysique, ironisait sur la formule de son contemporain Heidegger (mais qui pourrait être aussi de Sartre) : « le néant néantise ». C’était là l’exemple typique d’un énoncé dénué de sens comme le sont tous les énoncés “métaphysiques”, c’est-à-dire des énoncés qui ne peuvent recevoir aucune vérification empirique. Ici on fait comme si le néant qui n’est pas ou n’est rien était quelque chose et que ce quelque chose qui n’est rien était capable d’une action, celle précisément de ne rien faire ! Comble de l’absurdité donc. La métaphysique ne mériterait pas une minute de sérieux.
L’IA comblerait sans doute au-delà de ses espérances Carnap. Le monde selon l’IA est intégralement positif : que des faits, et des rapports positifs entre des faits. La possibilité du “ne … pas” semble être une possibilité vide.
Réfléchissant donc sur l’intelligence de l’intelligence artificielle, ou du rapport entre l’intelligence et l’IA, se pourrait-il que la pensée (ou l’intelligence humaine) ait un rapport constitutif avec l’idée de négation ? Se pourrait-il aussi que la fascination de l’IA s’explique par la disposition caractéristique de notre époque à refouler toute forme de négativité ?
Il faut être positif, il faut s’adapter
Car, écoutons-nous collectivement. Comment parlons-nous entre nous, dans toutes les sphères du pouvoir qui modèlent l’avancée du monde ? Qu’enseigne-t-on partout, dans les Ecoles de commerce, de communication ? Cela tient en peu de mots : il faut être positif.
Le management, jusque dans ses formes les plus cyniques quand il s’agit de débaucher et de licencier, ne se départit pas de cette positivité optimiste. Le siècle est à la positivité. Aussi les élites ne comprennent-elles pas qu’on ne puisse pas adhérer à cette vision du monde, pourquoi certaines franges de la population résistent, contestent, protestent. Peut-être parce le néolibéralisme, qui est leur idéologie souvent inconsciente, énonce tout à l’inverse : “il faut s’adapter”.
Pourtant, l’état du monde reflète-il notre disposition d’esprit ? Est-il à ce point positif comme on s’efforce de l’être ? Et que peut être la vocation du discours philosophique dont on attend semble-t-il beaucoup ?
La demande sociale de philosophie : éthique, valeurs et culture générale
On rapprochera plusieurs faits : l’apparition d’un nouveau profil de philosophe, le philosophe d’entreprise ou le consultant éthique en entreprise ; le ralliement général à l’éthique ; la demande sociale de sens ; la promotion de la culture générale dans les études. Apparemment rien ne relie ces faits, sinon que la place de la philosophie s’y trouve à chaque fois concernée.
Que peut-être un enseignement philosophique dans les formations supérieures (hors départements universitaires de philosophie) ? Un enseignement de culture générale et/ou d’humanités.
Quel est le discours attendu de la philosophie ? L’éthique. Qu’est-ce qu’une philosophie utile ? Une philosophie des valeurs. La société demande d’être interpellée par elle. L’examen des valeurs ne peut s’en dispenser, une éducation complète s’en passer. Soit. Mais quelle philosophie et à quelle fin ? Ou quel discours de la philosophie est-on prêt exactement à recevoir et entendre ? Jusqu’où et jusqu’à quelle critique la philosophie est-elle audible ?
La philosophie comme culture générale est un supplément d’âme qui ne correspond à aucune de ses traditions. L’éthique, quant à elle, panse nos scrupules mais accompagne toutes les évolutions sans s’indigner de rien. La (re-)quête du sens est certainement très salutaire mais à condition qu’on continue d’investir dans l’IA, en s’inquiétant seulement de l’étendue des destructions induites par celle-ci.
Mais la philosophie est-elle à la hauteur d’elle-même dans ce contexte ? Si la philosophie se laisse définir comme une pensée radicale, elle doit se mesurer au plus radical de l’époque : l’entrée du monde dans une nouvelle ère nommée “anthropocène” et la nécessité d’une réflexion renouvelée sur la responsabilité et sur la gouvernance du monde. A la réflexion sur IA et éthique, il convient de s’intéresse de manière aussi urgente à l’impact de l’IA dans la gouvernance du monde, ce qui oblige à confronter révolution numérique et évolution écologique.
Laurent Cournarie, Professeur de chaire supérieure 1ère Supérieure Philosophie
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