Ici on raisonne évidemment selon des possibilités plus logiques que réelles. Aussi peut-on congédier, aisément et raisonnablement, le problème de l’attribution de la personnalité à des IA comme un faux-problème (un problème qui ne se pose pas, même théoriquement)[1]. On peut le faire de deux manières, radicalement ou relativement.
Il est impossible en fait qu’une IA ait une personnalité (aucune IA ne pourra satisfaire les conditions suffisantes de la personnalité), parce qu’il est impossible de produire une IA douée de personnalité, donc il est vain de se demander si, en droit, elle mériterait d’être traitée comme une personne. Soit.
Mais encore faut-il s’accorder sur les caractéristiques suffisantes de la personnalité, c’est-à-dire, comme nous l’entendons (peut-être à tort) de ce qui fait qu’une personne est une personne — étant entendu que la personne n’est pas simplement un statut par lequel une dignité insigne est attribué à l’entité qui le reçoit. En tous cas, c’est bien là un problème décisif.
Qu’est-ce qu’une personne ?
Qu’est-ce qu’une personne : une entité (individuelle) ou un statut[2] ? Est-ce, pour ainsi dire l’entité d’un statut ou le statut d’une entité ? La personne physique n’est-elle pas le modèle de toute personne ?
Si la personne est une entité individuelle concrète, son problème relève de l’ontologie ou de la métaphysique — et le droit, qui pourtant depuis l’époque romaine, est un haut lieu de sa théorisation, n’en est pas le lieu premier de constitution[3]. Le statut de personne dépend de l’existence des personnes pour ainsi dire.
En revanche, si c’est un statut, ou une entité simplement abstraite déliée de toute entité réelle individuée, la personne est exclusivement une catégorie juridique (est une personne ce qui est reçoit l’attribution du statut de personne). Et le droit n’étant pas intangible, s’il est nécessaire, sous l’effet des évolutions des technologies et des politiques technologiques, de reconnaître la personnalité juridique aux IA, alors le droit inventera une nouvelle catégorie juridique (personne non humaine).
Questions éthiques
Ensuite, s’il était possible de produire technologiquement une IA dotée des principales caractéristiques de la personnalité (supposées identifiées, ce qui fait deux obstacles à surmonter), ce dont beaucoup doutent, deux questions éthiques viennent ou viendraient à se poser. D’une part, devrait-on financer la recherche pour y parvenir ? Et d’autre part, une fois produites, ces IA ne devraient-elles pas être traitées comme des personnes ?
Mais on peut aussi découpler, contrairement à notre présentation, le cas des animaux et celui des IA. Autant il peut paraître rationnel et légitime d’accorder la personnalité aux animaux ou de les traiter comme des personnes, autant ce serait irrationnel et illégitime pour les IA. Mais alors il faut pouvoir justifier cette différence de traitement, ce qui impliquerait certainement de statuer sur la différence entre intelligence “naturelle” et “intelligence” artificielle.
Ainsi, s’il semble plus sensé d’attribuer la personnalité à l’animal qu’à une IA, c’est parce que l’intelligence animale a pour support un organisme biologique. Si l’on suit l’argument, il faudrait supposer que c’est le corps vivant qui est la condition de la personnalité. La personnalité est, en quelque sorte, une propriété qui survient sur l’individualité biologique. Or puisque le support de l’IA n’est pas un corps biologique qui fait que le vivant est, à la fois, en relation avec l’environnement naturelle (vital) et ouvert sur le milieu intérieur qu’il constitue pour lui-même (vécu), aucune IA, aussi perfectionnée qu’on la suppose(rait), ne pourrait jamais être reconnue comme une personne. Le corps vivant est la prémisse réelle de la personnalité. Or l’IA est privée d’un corps vivant. Donc l’IA ne peut être dotée de personnalité. Seule peut être une personne l’entité qui constitue d’abord une individualité biologique[4].
Mais cet argument va, évidemment à l’encontre de la définition la plus classique de la personne, qui remonte à Boèce au VIè siècle, et qui domine toute l’histoire du concept de personne jusqu’à nous. Une personne est une substance individuelle de nature rationnelle[5]. C’est la nature rationnelle d’un individu, qui existe par soi (substance individuelle), qui pose la différence de la personne, non sa nature générique de vivant (zôon). Et c’est bien ce privilège “personnalisant”, accordé abusivement ou “spécistement” à la raison, que le front “animaliste” pour la promotion de la personnalité animale (de l’animal non humain) entend remettre en cause : si l’animal est un être sensible et si la sensibilité (sensitivness) constitue le critère de la considérabilité morale, alors le fondement de la personnalité doit être corrigé en conséquence. Ou encore, la raison ne peut plus servir à définir ni le critère de la considérabilité morale ni le critère de la personnalité. Est une personne déjà (raison ou pas) une substance individuelle de nature sensible.
Rapport personne/personnalité
Enfin, selon le même type de raisonnement par possibilités logiques, il faudrait peut-être distinguer au moins trois cas du rapport personne/personnalité.
(1) La personnalité juridique corrélée à une personne qui est toujours, en dernière instance, une personne physique — la personne physique, à son tour, désignant ou ayant toujours désigné un individu humain, lui-même défini peu ou prou comme une substance individuelle de nature rationnelle : Personnalité à personne = individu humain.
(2) La personnalité juridique attribuée à une personne morale[6] : Personnalité à personne morale = entité abstraite.
(3) La personnalité juridique d’une non personne humaine, c’est-à-dire d’une entité individuelle ou physiquement individuée, dotée d’une intelligence non humaine (animal ou IA) : Personnalité à individu non humain intelligent (animal et/ou IA).
C’est évidemment le troisième cas qui est problématique.
Auteur :
Laurent Cournarie – Professeur de philosophie – Chaire Supérieure – Première supérieure – www.laurentcournarie.com
Références :
[1] Mais toute une littérature abondante existe sur le sujet, depuis la fin des années 80 dans le monde anglosaxon. Par exemple : C. Cherry, « Machines as Persons ? », dans D. Cockburn, éd., Human Beings, Cambridge, Cambridge University Press (coll. « Philosophy », Suppl., 29), 1991, pp. 11-24 ; O. Hanfling, « Machines as Persons ? », dans D. Cockburn, éd., Human Beings, pp. 25-34 ; J. Pollock, How to Built a Person. A Prolegonomenon, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1989.
[2] Le statut de personne conditionne un type de conduite, oblige ou limite l’action possible. Selon qu’un être est reconnu ou non, ou déjà (embryon) ou plus (individu dans un coma irréversible) comme une personne, un ensemble d’obligations particulières s’applique ou non. Une personne ne peut être traitée comme une simple chose, y compris après sa mort. L’article 16-1-1 du Code civil établit ainsi que « le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort. Les restes des personnes décédées […] doivent être traités avec respect, dignité et décence ». Le cadavre de ce que fut une personne (ou de la personne qu’elle fut) ne peut pas être considéré comme une simple chose.
Ainsi « ce concept joue un rôle central, non seulement dans l’application de nos idées juridiques et morales, mais aussi dans la formulation et la justification de ces idées, au point qu’un auteur comme Kant a prétendu que la seule différence qui était pertinente d’un point de vue juridique et moral était la différence entre les personnes et les choses » (St. Chauvier, op. cit., p. 10). Le concept de personne fonde nos discours, nos pratiques, et leur justification. Le partage se fait entre : qui est (reconnu comme) une personne, qui ne l’est pas ?
[3] « le mot de personne est un terme de barreau qui approprie les actions et le mérite ou le démérite de ces actions » dit John Locke (Essai philosophique concernant l’entendement humain, II, XXVII, § 26, 1755, Paris, Vrin, 1972).
[4] Cf. sur cette idée du vivant comme intériorité (Innerlichkeit), cf. H. Jonas, Le phénomène de la vie, Bruxelles, De Boeck, 2001 ; et Evolution et liberté, Paris, Rivages, 2005.
[5] Voici le texte retraduit au plus près du latin : « C’est pourquoi, si la personne est dans les seules substances, et dans celles qui sont rationnelles, et si toute substance est une nature, et qu’elle est établie non pas dans des universels, mais dans des individus, on a trouvé la définition de la personne : “substance individuelle de nature rationnelle” (Quocirca si persona in solis substantiis est atque in his rationalibus, substantiaque omnis natura est nec in universalibus sed in individuis constat, reperta personae est definitio : “naturae rationalis individua substantia ” » (Courts traités de théologie, « Contre Euthychès et Nestorius »).
[6] Sauf erreur ou imprécision de notre part, en droit, tout être humain est une personne ou possède une personnalité juridique, c’est-à-dire est qualifié comme un sujet titulaire de droits et d’obligations. La personne physique désigne un individu qui possède une personnalité juridique (qui commence à la naissance de l’enfant (né viable avec déclaration) et finit avec la mort et à laquelle sont attachés des attributs fondamentaux : droit patrimonial, respect de l’intégrité physique et morale, droit à l’image, à la vie privée (droits à la personnalité) et évidemment les droits de l’homme. La personne morale désigne, de son côté, la personnalité juridique attribuée à une entité composée d’individus réunis par un intérêt commun auquel la loi reconnaît une existence, des droits et des obligations. Et on distingue encore deux types de personnes morales : en droit public, les collectivités publiques et en droit privé les associations, les syndicats…
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