L’an dernier, il y a à peine un an, nous n’entendions parler que d’IA, l’Intelligence Artificielle. On dissertait sur les bienfaits de la numérisation de l’économie, de nos vies privées, de nos capacités professionnelles à résister à l’invasion du numérique, voire de la liberté que nous allions gagner ou perdre en utilisant les réseaux sociaux pilotés par les GAFA.
Dans un premier temps, les vertiges du rêve.
Nous lisions des articles nous prédisant que demain, nos vies allaient changer en bien, ou en mal. Je cite le Docteur Laurent ALEXANDRE[1] qui nous prédisait même « La mort de la mort » en 2011, et « La mort de la Démocratie »[2] en 2019.
Que découvrions-nous alors ? Que la révolution de la vie allait passer par les fourches caudines de la biotechnologie et du numérique, et que cette dernière allait bouleverser l’humanité.
« La génomique et les thérapies géniques, les cellules souches, la nano-médecine, les nanotechnologies réparatrices, l’hybridation entre l’homme et la machine sont autant de technologies qui vont bouleverser en quelques générations tous nos rapports au monde. Il est aussi probable que l’espérance de vie doublera au minimum, au cours du XXIe siècle ». Nous partions vers des âges canoniques, voire bien plus vieux que Mathusalem : cent quatre-vingts ans, deux cent ans ? La question posée était la limite possible de ces âges, et un peu, pourquoi faire.
« De l’homme réparé à l’homme augmenté, il n’y a qu’un pas qui sera inévitablement franchi. Que deviendra notre système de retraites actuel quand l’espérance de vie atteindra cent quatre-vingts ans ? L’homme changera-t-il de nature ? Les religions seront-elles anéanties ou revivifiées ? La mort de la mort préfigure-t-elle la mort de Dieu ? ». Ah, on y est !
Allons-nous nous transformer en démiurge, maitre de notre propre destin après quelques dizaines de milliers d’années d’évolution, et balayer d’un revers de manche notre finitude.
L’éditeur n’a pas craint d’écrire que « le livre du Docteur Laurent Alexandre nous offre un panorama vertigineux et passionnant d’enjeux fondamentaux, car nous sommes à la veille d’un bouleversement qui fera passer l’ensemble des progrès médicaux du XXe siècle pour des micro-événements ». Allons donc…
Une autre lecture passionnante, mais peut-être plus complexe, fut l’essai en trois tomes de Yuval HARARI[3] pour expliquer l’évolution, et dont le second fut intitulé « Homo Deus ». HARARI reprend les thèmes actuels de l’intelligence artificielle, après avoir brossé l’histoire de Sapiens. Il tente de montrer que l’intelligence de nos ancêtres vient de leurs capacités à innover et à s’adapter dans leur milieu. Mais comme le dit Yves COPENS « Homo sapiens est nouveau car depuis l’aube de l’humanité, c’est la première fois qu’un genre homo sait, il sait qu’il sait, et il sait faire savoir qu’il sait. »
Dans cette veine, la création des symboliques de la langue, l’invention des symboliques de l’écriture, la découverte dans le même temps des arts, et l’innovation technique ont conduit ces hommes modernes à dépasser le cadre de leur environnement naturel, jusqu’à s’intéresser malgré les religions et les dogmes qui ont freiné certains progrès le temps de quelques siècles, à construire des outils de compréhension et de modification de la nature humaine. Un ouvrage de 1971 signé de Bertrand RUSSELL[4] résume les combats entre les deux manières de penser la réalité, avec l’être humain au centre dans les débuts, puis expulsé petit à petit dans un Cosmos immense et infini.
Sans entrer dans les détails, Yuval Harari termine le premier tome « Sapiens »[5], par ces quelques phrases :
« Nous sommes plus puissant que jamais, mais nous ne savons que faire de ce pouvoir. Pis encore, les humains semblent plus irresponsables que jamais… Y a-t-il rien de plus dangereux que des dieux insatisfaits et irresponsables qui ne savent pas ce qu’ils veulent ? ».
Pour progresser dans les méandres de l’analyse, et dans cette expectative, nous avons attendu le troisième tome de Yuval HARARI qui s’intitule « Vingt et une leçons pour le vingt-et-unième siècle »[6].
Dans cet essai l’auteur passe en revue une réflexion sur les grands défis de l’humanité.
Pourquoi la démocratie libérale est-elle en crise ? Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle guerre mondiale ? Que faire devant l’épidémie de « fake news » ? Quelle civilisation domine le monde : l’Occident, la Chine ou l’Islam ? Que pouvons-nous faire face au terrorisme ? Que devons-nous enseigner à nos enfants ?
Harari décrypte le XXIè siècle naissant sous tous ses aspects, avec une grande érudition : politique, social, technologique, environnemental, religieux, existentiel…
Un siècle qu’il dit de mutations, dont nous sommes les acteurs et auquel, si nous le voulons réellement, nous pouvons encore redonner sens par notre engagement. Car si le futur de l’humanité se décide sans notre participation, nos enfants n’échapperont pas à ses conséquences. Beaucoup d’auteurs ont développés ces thèmes, ces espérances, et ces alertes.
Mais s’il fallait retenir quelques phrases de ce troisième volume de plus de cinq cents pages, ce serait peut-être les dernières :
« Au fil de l’histoire, les humains ont élaboré des histoires de plus en plus complexes, au point qu’il est devenu toujours plus difficile de savoir qui nous sommes réellement… Dans un proche avenir, les algorithmes pourraient bien porter ce processus à son terme, au point de rendre quasiment impossible d’observer la réalité sur soi-même… Si nous faisons l’effort, nous pouvons encore étudier qui nous sommes vraiment. Si nous voulons saisir cette occasion, mieux vaudrait le faire maintenant. »
Si j’ai bien compris, pour aller de l’avant, nous n’avons qu’une solution : connais-toi toi-même.
L’homme moderne, qui a peut-être crée Dieu, semble revenir après avoir mis en place les outils de la connaissance universelle sur le Cosmos immense, dont notre monde fait partie, et sur le fonctionnement du vivant tout aussi vaste, à une pensée plus raisonnable.
Dans un second temps, la réalité, plus que jamais présente.
En janvier 2020, il semble que nous soyons sortis du rêve éveillé, par l’arrivée impromptue d’un insecte, d’un ciron, que dis-je d’un ciron, d’un vivant invisible, beaucoup moins gros qu’une bactérie qui aurait pu nous rappeler Pasteur et son combat contre les infections.
Alors, dans une stupéfiante harmonie de comportement, ou presque, l’humanité recours, même dans nos systèmes transparents et démocratiques, à des contraintes fortes pour stopper l’évolution dramatique de la maladie, que même les médecins ne semblent pas pouvoir traiter.
Mais la santé se résume-t-elle à l’absence de maladie. Si je cite la définition de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), c’est le bien-être physique, psychique, et social. Il me semble que tout le monde s’est précipité sur le premier.
Si l’on parle du traitement physique et physiologique, loin de moi l’idée de ne pas louer après bien d’autres, le dévouement et l’abnégations de nos personnels soignants, remarquables, y compris les agents de service hospitalier, ceux qui luttent en réalité contre les maladies nosocomiales dans les services, et que le CHU de Toulouse a sorti en 2019, de l’organisation des soins. Décision aujourd’hui aussi incompréhensible que lorsque j’en ai étudié l’activité.
Ils sont tous formidables, ainsi que tous ceux qui, dans le silence, continuent de maintenir l’activité utile à tout un chacun. Merci à tous.
Cela suffit-il ? On commence à peine à regarder chez nous, les aspects psychiques de la pandémie.
On est partout soumis aux injonctions, au restrictions diverses.
Je ne vais pas revenir sur la privation de liberté individuelle que ces décisions impliquent, et vont impliquer pour le bien collectif, avec quelques débats chez nous qui font l’actualité.
Je suis bien sûr d’accord avec ces mesures, conscient comme beaucoup que c’est « nécessaire ». Et j’en accepte volontiers l’augure, pensant que la sécurité et la santé du collectif valent bien plus que ma propre liberté. Mais cette perception, issue de la chance que j’ai d’avoir pu étudier dans le domaine, est une acceptation dans la confiance des décisions que prennent nos représentants. Il me semble urgent de l’expliquer avec raison, mais aussi empathie.
Notre mémoire nous ferait-elle défaut ?
En 1968, un virus inconnu déferle sur la France. Il vient de Chine, et fait 30000 décès[7], 50000 aux États Unis et pas loin d’un million dans le monde. D’autres ont suivi dans l’histoire récente, le VIH, le virus H1N1, le SRAS Covid. A chaque fois les médecins se sont retrouvés en première ligne, les chercheurs à travailler sur les solutions jusqu’à l’obtention d’un vaccin, et les humains de se compter entre les vivants et ceux qui ne le sont plus. Dans les cas de H1N1, ou du SRAS, aussi virus de type corona[8], avec des modes de contamination aérien identiques, le nombre de décès en Asie ont été similaires. Qui s’en souvient ? Peut-être les sociétés asiatiques touchées, comme nous aujourd’hui, dans leur cœur.
Il ne me souvient pas que tous ces cas, aussi graves soient-ils, aient contribué à des prises de décision aussi drastiques, Nos archives montrent même que nous sommes allés jusqu’à moquer et suspecter notre ancien ministre pour avoir peut-être, prévu l’imprévisible.
Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que semble-t-il, la santé ait prévalu sur tout autre considération, et que la mort des plus fragiles soit intervenue dans nos informations, nos réflexions, et nos décisions, avec autant de force. C’est Magnifique.
Un petit virus est venu rappeler aux sirènes du progrès que la réalité de notre finitude mérite peut-être que l’on se pose la question de ce que nous sommes, et de ce que nous voulons être avec l’aide certainement de la technologie numérique, qui n’est qu’une technologie.
Certes, les bases données complètes sur les résultats de santé de millions de personnes, chez nous réservées à l’individu, le suivi des contacts que chacun pourra avoir, les outils de travail à distance tout en gardant un contact nécessaire avec une hiérarchie (il faut bien de la reconnaissance et du lien social dans le travail), les robots pour supprimer la pénibilité, et toutes les autres innovations actuellement en gestation, démontreront à coté de nos intelligences collectives l’utilité de ces applications, avec un contrôle humain in fine.
Aujourd’hui on voit bien des difficultés dans un océan d’incertitude.
Par exemple, des salariés continuent de travailler dans d’autres secteurs que médical, ou médico-sociaux, les secteurs commerciaux et industriels. Dans ces situations, je cite : « l’employeur est obligé d’assurer la sécurité et la santé des travailleurs dans tous les aspects liés au travail ». Ce principe doit être effectif face au risque de contamination par le virus Covid-19. En cas de carence de prévention de la part de l’employeur, le travailleur salarié peut exercer « son droit de retrait ».
Et les éléments récents démontrent que ce n’est pas simple (condamnation d’Amazon au tribunal de Nanterre). Se pose à mon avis le problème de travailler en confiance, voire d’évoluer en confiance dans notre société, mais peut-être avec un changement culturel relativement profond dans nos comportements.
Par la peur on verrouille, on confine, on restreint… C’est très rapide.
C’est probablement par la confiance qu’on peut déverrouiller, dé-confiner. Mais c’est plus lent.
La confiance ne se décrète pas, elle se pose sur les fondamentaux comme l’authenticité (être soi sans danger), l’empathie, la rigueur, la fiabilité (avec la qualité de la communication associée), la transparence (jusqu’où ?), etc. Mais aussi la confiance dans nos scientifiques, nos philosophes, nos politiques, nos entreprises, et j’en oublie.
La santé psychique, individuelle et collective passera par ce chemin.
Il me semble important de rappeler que nous devrions revenir à la vision d’HARARI, ou du moins repenser sur la connaissance de ce que nous sommes, de ce que nous voulons collectivement être pour l’avenir, en toute humilité (sans nous prendre pour « des dieux »). L’Intelligence Artificielle est certainement une illusion, nous verrons. La véritable intelligence reste dans notre capacité humaine à nous transformer.
A quoi sert de vivre deux cents ans pour certains, si nous ne sommes pas capables pour les autres d’aller au-delà de Soixante ans, par la survenue d’une pandémie.
L’avenir réel continuera de se dérouler sans nous demander notre avis. Des virus, des prions (comme dans le cas du VIH) continuerons à nous agresser, à nous montrer nos failles, même si nous rêvons parfois de maitriser et de transformer notre destin. Comme disait Galilée à propos de la terre qu’il voyait différemment de ses contemporains : « Et pourtant, elle tourne ». Au XXIéme siècle, il n’y a pas de séparation entre notre faculté de penser (ce que l’on a appelé l’âme dans le passé) et notre réalité biologique, à laquelle certains petits vivants nous rappellent durement de temps en temps. La technologie nous permet d’aller vite (les robots de traitements, de décodage de l’ADN, les communications entre scientifiques), mais la confiance dans un traitement prend toujours autant de temps.
La période qui vient va nous demander de gros efforts. Mais c’est en revenant sur nous même, collectivement, en partageant nos idées diverses et riches, et nous n’en manquons pas, que nous pourrons transformer la formidable solidarité que nous redécouvrons avec bonheur, en un projet de société un peu moins fragmentée, et la confiance dans notre collectif.
La santé sociale passera par beaucoup plus de confrontation d’idées, de négociations à un échelon local, d’acceptation de l’autre comme source de richesse au profit du groupe. L’entreprise devenant le laboratoire de ces apprentissages, il semblera rationnel de les traduire au niveau des régions, et sortir de l’état Jacobin.
La solidarité que nous observons avec bonheur en ce moment devra se traduire aussi par nos changements de comportement individuels.
Je pense que nous sommes prêts à prendre ce chemin, mais en revenant à la prévision de Saint Augustin « Là où il y a une volonté il y aura un chemin ». Je n’ajouterai modestement qu’une « volonté collective ».
Yves Gendreau, ERGONOME conseil, IPRP Certifié, Expert du risque Chimique, membre de la Commission Philosophie NXU Think Tank
[1] Laurent ALEXANDRE, « La mort de la Mort », JC Lattes, 2011
[2] Laurent ALEXANDRE, Jean-François Copé « L’IA va-t-elle tuer la Démocratie », JC Lattes, 2019
[3] Yuval Noah HARARI, « Homo Deus », Albin Michel, 2015
[4] Bertrand RUSSELL, « Sciences et religion », Galimard Folio essais, 1971
[5] Yuval Noah HARARI, « Sapiens », Albin Michel, 2015
[6] Yuval Noah HARARI, « Vingt et une leçons pour le vingt et une nième siècle », Albin Michel, 2018
[7] Reprise de Bernard Henri Levy, Le Point, N° 2585 du 9 Avril 2020, page 90.
[8] Famille de virus variés qui peut infecter aussi bien l’homme que l’animal, identifiés dès les années 1960.