Après que le Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE) a mentionné en 2022 une « application éthique de l’aide active à mourir » et après la consultation citoyenne sur la fin de vie en 2023, le temps est venu, en France, de légiférer. L’« aide active à mourir », derrière l’euphémisme, a pour objectif de légaliser l’euthanasie et/ou le suicide assisté, sans quoi le droit de « mourir dans la dignité » restera(it) un vœu pieux. Or puisqu’il ne le peut, il faut, après tant d’autres pays dont on ne peut pas soupçonner qu’ils méprisent la dignité humaine, franchir le pas législatif. La politique a rendez-vous avec l’éthique appliquée. Le droit de mourir constitue-t-il l’ultime soin de la personne ? Est-ce là seulement une question de dignité éthique ou un enjeu politique de liberté et d’égalité démocratiques et même de fraternité républicaine ?
Le droit de/à mourir
Absolument parlant, l’expression « droit de mourir » est dénuée de sens. La mort est un fait, le plus universel, qui signe notre finitude irrémissible, au point que le philosophe puisse préférer dire que « les mortels sont les hommes » (1). Partant, revendiquer un droit de mourir est absurde et même immoral. Car si le pouvoir s’est arrogé le droit de faire mourir, l’unique droit, au fondement des sociétés humaines, est le droit de vivre (2). En toute rigueur, il y a ou bien le fait de mourir, ou bien le droit de faire mourir, ou bien le droit de vivre. Impossible de lier le droit et la mort dans un droit de mourir. La mort est le fait de l’égalité absolue sans le droit égal.
Mais la fin de vie est autre chose que la fin de la vie et la facticité de la mort. Et toutes les fins de vie ne sont pas égales. Pour certains, la mort est soudaine : elle prive de la vie et, piètre consolation, d’une fin de vie potentiellement insupportable. Pour d’autres, au contraire, la vie n’en finit pas de ne pas finir, dans une débâcle d’humanité, avec son cortège de souffrance, de détresse et de solitude. Aujourd’hui, au moins dans les pays dits développés, la mort survient majoritairement dans un cadre institutionalisé, médicalisé et technicisé.
Or cet écart entre la fin de la vie et la fin de vie, et l’institutionnalisation-médicalisation-technologisation de celle-ci, justifient la revendication d’un « droit de mourir » dont relèvent le droit aux soins palliatifs (cessation des soins curatifs, traitement de la douleur…) et le droit de refuser des traitements (contre l’acharnement thérapeutique).
Mais le droit de mourir enveloppe une certaine ambiguïté. Il mêle les droits-libertés avec le « droit de » refuser des traitements et les droits-créances avec le « droit aux » soins palliatifs. Ce que vérifie encore davantage le droit de mourir si ce dernier est complété ou redéfini par le droit du suicide assisté et/ou d’euthanasie. En effet, le droit-liberté de mourir ne peut être effectif que comme un droit-créance à mourir, ce qui est la source de toutes les difficultés : par exemple reconnaître un droit du suicide assisté alors que le suicide lui-même n’est pas formellement un droit, respecter certaines volontés de mourir (les patients en fin de vie) et non les autres (les tentatives de suicides). Dès lors que la personne n’est pas en mesure d’être l’agent de sa volonté de mourir, le droit-liberté de mourir implique d’être permuté en droit-créance qui requiert la détermination d’un débiteur dont la liberté et la responsabilité sont engagées activement par l’accomplissement du geste fatal (suicide assisté ou euthanasie) ou indirectement à moindre degré, par la délivrance d’un produit létal (assistance au suicide). Dans ces conditions, conformément à la logique profonde de l’État social, il faudra promouvoir une forme de service public de l’aide à mourir, avec obligation pour les/des établissements de santé de recruter un personnel spécialisé pour garantir l’effectivité du droit de mourir et son égal accès pour tous. Tant que le droit de mourir est limité au droit-créance des soins palliatifs et au droit-liberté de refuser des traitements et tout acharnement thérapeutique par directives anticipées, la réciprocité droit-devoir entres les agents moraux est respectée : au droit du patient correspond le devoir du soignant, sans rupture de confiance dans la relation de l’un à l’autre. Le droit du patient de refuser un traitement rencontre l’obligation du soignant à respecter cette volonté. Et le droit-liberté de refuser un traitement est corrélatif du droit-créance aux soins palliatifs. Celui-ci est la condition de réalisation de celui-là. Or dans le cas de du suicide assisté ou de l’euthanasie, comment assurer la réciprocité droit-devoir ? Il s’agit de se montrer conséquent : le droit d’être tué pour le patient implique le devoir de tuer (pour le soignant ou pour un proche) : le droit de se tuer pour le patient suppose le devoir pour le soignant de lui donner les moyens de se tuer, s’il ne le peut par lui-même. Mais cette fois la mort est au bout de l’acte de soin, ce qui n’est pas sans nuire à l’intégrité morale du soignant s’il est tantôt celui qui donne le soin, tantôt celui qui peut donner la mort. À moins qu’il ne faille précisément considérer « l’aide active à mourir » comme le don du soin ultime. C’est là le nœud éthique décisif.
La personne, entre autonomie et vulnérabilité
Le soin des personnes aujourd’hui est ordonné à deux paradigmes, l’autonomie et la vulnérabilité, autour desquels se cherche l’éthique contemporaine de la personne : éthique de l’autonomie (respect de la personne en tant que sujet-agent autonome) ou éthique de la vulnérabilité (respect de la personne en tant que sujet-patient vulnérable). La vulnérabilité n’annule pas exactement l’autonomie mais sa version idéaliste comme capacité d’autodétermination et d’indépendance de l’individu, aveugle à la condition d’existence du sujet vivant puisque vivre, c’est vivre de (dépendance), avec (solidarité) et pour (sollicitude). Est une personne le sujet reconnu comme telle, dans la relation d’égale liberté (autonomie) ou dans la relation d’asymétrie caractéristique du soin (vulnérabilité ou autonomie brisée). La relation de soin est même une relation interpersonnelle (patient-soignant) et le respect de la personne, dont le soignant ne doit pas être exclu, son principe moral.
Cependant, le soin doit-t-il aller jusqu’à donner la mort ou à permettre au sujet d’être aidé à mourir, si la vie lui est devenue insupportable et insignifiante ? Manifestement l’éthique sur la fin de vie connaît un infléchissement. Jusque-là centrée sur la dignité inaliénable de la personne, elle vise désormais davantage à concilier « autonomie et solidarité ». La fraternité s’en trouve dédoublée : fraternité dans l’aide à vivre jusqu’à la mort en soulageant les souffrances dans le respect des personnes (soins palliatifs), fraternité dans l’aide active à mourir par respect pour l’autonomie des personnes (aide active à mourir). Tantôt le respect est attaché à la dignité « ontologique » de la personne humaine, tantôt il procède de l’autonomie de la personne dont la reconnaissance pleine et entière commande précisément la dépénalisation du suicide assisté et/ou de l’euthanasie : le droit à disposer de sa (fin de) vie l’emporte d’une part sur le droit à la vie — car il n’y a pas obligation de vivre une vie jugée insupportable par le sujet qui la subit — et d’autre part sur l’argument de la dignité ontologique de la personne qui relève d’une métaphysique « substantialiste » pré-moderne. Aussi l’argument de la dignité, opposable à celui de la liberté (la dignité de la personne contre la dignité de la liberté de la personne), risque-t-il de fonctionner comme un argument d’autorité. De fait, le concept de dignité, ignoré dans le « principisme » de la bioéthique anglo-saxonne, recule devant la suprématie du principe d’autonomie.
Pour et contre l’aide active à mourir
Sur ce sujet qui touche au plus intime de soi et à l’humanité en chacun, deux partis s’opposent. Ou bien, dans l’esprit d’une éthique de la vulnérabilité, développer et généraliser les soins palliatifs, pour accompagner la fin de vie afin de « sauvegarder la dignité de la personne malade » en lui évitant de subir affreusement la douleur — ce qui oblige(rait) politiquement à lutter contre les inégalités territoriales d’accès à ces structures médicales. Ou bien, en application radicale d’une éthique de l’autonomie, parce que les soins palliatifs ne viennent pas toujours à bout de la « souffrance réfractaire », opter pour la légalisation du suicide assisté et/ou de l’euthanasie qui ne peut manquer, qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, de changer les assises de la société, voire d’entraîner pour certains une rupture anthropologique. Les arguments pour ou contre sont assez connus.
Contre : toute vie humaine mérite d’être respectée et protégée ; l’aide active à mourir enfreint l’interdit moral par excellence, « Tu ne tueras point » ; le suicide assisté ou l’euthanasie est un acte médical contradictoire ou contraire à l’article 38 du Code de déontologie médicale et au Serment d’Hippocrate ; l’aide active à mourir n’est pas comparable au suicide puisqu’il engage activement la liberté et la responsabilité d’un tiers ; dans la souffrance extrême, la décision de mourir n’est pas libre ; la demande d’euthanasie est fluctuante et souvent ambivalente (vouloir ne plus souffrir/ne plus vivre) ; le développement des soins palliatifs, qui sont coûteux et exigent une prise en charge individualisée et globale de la personne, sera fragilisée par l’autorisation légale de l’euthanasie et du suicide assisté ; le patient intériorise la pression extérieure et la culpabilité d’une vie socialement inutile et pesante ; la dépénalisation de l’euthanasie pourrait entraîner la banalisation du suicide comme unique réponse à la souffrance en fin de vie ; un nouveau droit de mourir s’expose au risque d’abus.
Pour : l’aide active à mourir est le soin ultime de la personne dans le respect de l’autonomie qui fonde sa dignité ; la criminalisation de l’aide active à mourir entraîne une double discrimination entre les personnes qui peuvent se suicider et celles qui sont réduites à demander une aide pour accomplir leur volonté de mourir (inégalité), et entre celles qui ont les moyens financiers de bénéficier de l’aide active à mourir en s’exilant dans des cliniques privées à l’étranger où elle est déjà légalisée (hypocrisie) et celles qui ne les ont pas ; certaines souffrances sont un mal pire que la mort qui devient alors un soulagement ; l’aide active à mourir exprime un devoir de solidarité et même de fraternité ; la légalisation du suicide assisté et de l’euthanasie est une conquête démocratique et républicaine ; une personne qui consent, consent, et le motif de la décision (détresse, souffrance…) ne devrait pas faire l’objet d’un examen en légitimité (acharnement herméneutique) ; l’aide active à mourir est encore la réponse et l’opposition d’un vivant à la mort, l’affirmation de la vie contre la fin de vie ; la résistance du milieu médical trahit la persistance d’un modèle paternaliste (3) de société et de médecine et dissimule le fait des euthanasies clandestines.
La fraternité selon le progressisme
L’« aide active à mourir » relève-t-elle donc d’une fraternité du soin qui assume jusqu’au bout le respect de la personne au nom du principe d’autonomie ? Ceux qui l’identifient à un devoir d’humanité et même de fraternité sont convaincus d’accompagner et d’accomplir le sens de l’histoire moderne, parfois nommé « progressisme ».
Sans surprise, les représentants des cultes ont immédiatement et unanimement critiqué le nouveau projet de loi. On ne saurait le leur reprocher. Car le principal front de résistance, au-delà du repli sur l’argumentaire spiritualiste du mystère ou du secret ontologique de la personne, reste fondamentalement théologique. Croit-on en Dieu, et croit-on ou non que Dieu est le maître de la vie, de la naissance à la mort ?
Mais dans une société démocratique et pluraliste où la décision politique ne peut reposer sur la généralisation d’une vision substantielle du bien qui fait de la religion, voire d’une religion particulière, le fondement des lois (éthique « maximaliste »), la législation sur la fin de vie, et donc l’accord sur les désaccords (4), ne peut s’inspirer que d’une éthique « minimaliste » qui fonde le principe de justice sur la reconnaissance de l’autonomie. Et tant pis si des dérives, au-delà du diagnostic d’incurabilité, de mort prochaine et des limites (elles-mêmes révisables) à ce nouveau droit complémentaire du droit de mourir, sont prévisibles et déjà observées dans les pays où l’euthanasie et le suicide assisté sont autorisés, si l’aide active à mourir pourrait devenir en fin de vie l’unique expédient des plus démunis. N’en déplaise à ceux qui fustigent l’argument de la « pente descendante », toutes les limites « éthiques » risquent d’être débordées et subverties puisque tout ce qui s’avère possible techniquement finit par être justifiable éthiquement. Car si l’on admet avec notre époque que la vie n’est pas sacrée en soi, que la dignité est un attribut de la liberté de la personne, que l’exigence d’égalité est sans limite, il est impossible d’affirmer catégoriquement que la légalisation du suicide assisté pour les patients en fin de vie avec pronostic vital engagé à court ou moyen terme, ne s’appliquera jamais à toute autre personne à qui la vie est devenue physiquement ou psychiquement insupportable.
Il n’empêche. Le droit de choisir de mourir ou d’être assisté pour mourir est censé répondre au défi de mourir moins mal. Davantage, le droit de mourir dans la dignité, reconnu à toutes les personnes sans exception, viendrait épouser la visée éthique d’affirmation de la vie et du bonheur. Et mieux encore, cette conquête de liberté et d’égalité démocratiques viendrait sceller le pacte de fraternité républicaine. Ces raisons, avec le soutien actif d’intérêts et de lobbying sans doute moins avouables, sont en passe de constituer une majorité consensuelle de voix « progressistes » pour légaliser en France l’euthanasie et/ou le suicide assisté en les qualifiant d’« ultime soin de la personne ».
Auteur :
Laurent Cournarie – Professeur de philosophie – Chaire Supérieure – Première supérieure – www.laurentcournarie.com
Laurent Cournarie enseigne la philosophie en Première supérieure (ENS de Lyon) au lycée Saint-Sernin de Toulouse. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie générale et de nombreux articles d’épistémologie, d’esthétique, d’histoire de la philosophie antique et moderne dans la Revue en ligne Philopsis ou sur les enjeux sociétaux de l’IA au sein du Think Tank NXU. Son dernier ouvrage publié : L’art dans la culture (Vrin, 2023).
Notes :
(*) Version courte et remaniée d’un article paru en mai 2024 dans la revue numérique de philosophie Philopsis.
(1) M. Heidegger, Essais et conférences, Paris, Gallimard TEL, 1990, p. 212.
(2) Déclaration universelle des droits de l’homme, art. 3. Voir aussi Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, art. 2.
(3) Voir. R. Ogien, La vie la mort, l’État, Paris, Grasset, 2009.
(4) Voir C. Pelluchon « Comment délibérer sur la fin de vie et l’aide active à mourir ? », Cité, 2016/2, n° 66.
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