L’entreprise, une organisation qui s’inscrit dans le vivant

Aussi la priorité des organisations est-elle de renforcer la fluidité[1], la rapidité et la richesse des échanges et fertilisations de l’esprit humain à la hauteur des progrès permis par l’intelligence artificielle[2].

Fluidité de l’esprit humain et leçons de la biologie : l’importance du feedback

Existe-t-il des systèmes efficients fondés sur la fluidité et la coopération, facteurs de valeur ajoutée des interactions opérées à tous les niveaux ? A cette question, que le Professeur Claude ZARROUK[3] a posée en précurseur dès les années 1980, la réponse est positive : ce sont les systèmes biologiques, dont nous avons définitivement compris à la lumière des événements climatiques, migratoires et pandémiques de ce début de siècle que nous sommes tous des acteurs immergés et inter-agissants.

La biologie est l’univers de l’interaction, de la fluidité et de la génération de qualités émergentes par excellence. S’y côtoient les réactions chimiques, la mécanique des fluides, la photosynthèse, les impulsions électriques, etc. – et cela, depuis les conjugaisons entre les paramécies jusqu’aux actions de l’esprit humain, indissociables de la captation et du traitement croisé d’informations sensibles et sensorielles autant que logiques.

Bien qu’obsédés par leur propre survie, les organismes vivants sont par nature ECO-centrés[4], c’est-à-dire que leur intégrité dépend paradoxalement de la valeur ajoutée produite dans leurs interactions avec les acteurs de leur milieu naturel, social et culturel. Pour se maintenir en bonne santé, évoluer et se régénérer, les organismes vivants ont la particularité de s’appuyer sur le feedback[5], ensemble de mécanismes simultanés d’ouverture et de protection fondé sur des boucles où la captation, le traitement et le partage d’informations génèrent en retour des actions adaptatives (rétroactions). Chez l’humain, ces adaptations peuvent prendre la forme d’anticipations, en raison d’une spécificité de l’espèce : notre capacité à nous projeter dans le futur (« time binding »). In fine, seul le feedback permet l’apprentissage continu, source d’adaptation, d’évolution et d’innovations incrémentales ou disruptives.

A l’image du monde biologique, l’explosion et l’accélération des interactions signifient pour les organisations humaines l’avènement et le développement des « entreprises ECO-centrées », que nous appelons également « entreprises responsables », au sens où elles puisent leur raison d’être dans la production de réponses réactives, pertinentes voire anticipatrices aux besoins profonds de leurs clients, de la collectivité et de l’environnement, en conjuguant désormais la puissance de l’intelligence artificielle et les facultés créatives de l’esprit humain.

A l’opposé des firmes « EGO-centrées » sur leur unique profit et sur elles-mêmes, les entreprises responsables évoluent vers des formes dynamiques d’interdépendance avec leurs écosystèmes externes et internes (clients, collaborateurs, co-traitants, actionnaires et toutes parties prenantes). Elles acquièrent les propriétés des systèmes biologiques au sens où leurs interactions constituent les lieux labiles de la production des qualités émergentes des produits, services et expériences qu’elles proposent, qualités créatrices de valeur et porteuses de leur développement[6]. L’extension récente de la notion d’écosystème aux réseaux d’acteurs économiques, aux communautés numériques ou aux territoires traduit la prise de conscience de cette évolution. Elle apporte un fondement biologique à la notion d’entreprise responsable.

La défiance, maladie auto-immune des entreprises (les blocages du feedback humain)

Dans le monde biologique, des dysfonctionnements apparaissent au moindre blocage du feedback, pouvant conduire à des problèmes de croissance, voire d’existence. Si les blocages du feedback persistent et se multiplient, le système immunitaire de l’organisme est mis en péril, les facultés d’apprentissage sont inhibées, la capacité de résilience décroît, les facultés d’adaptation et d’évolution s’amenuisent, la maladie se répand.

Les sociétés humaines sont frappées d’un syndrome analogue. Du 11 septembre 2001 à la chute de l’empire Nokia en passant par le scandale Enron ou l’explosion de la navette Columbia, l’histoire des catastrophes stratégiques, industrielles et économiques des dernières décennies est liée en grande partie à des blocages du feedback, tant il est avéré que les informations qui auraient pu les éviter étaient disponibles mais n’ont pas été partagées, interdisant toute action préventive. De manière heureusement moins dramatique, nous observons que trop d’entreprises portent encore en leur sein leur principale maladie auto-immune, la défiance – le plus souvent implicite -, dans un contexte où l’interaction est désormais le point nodal de l’innovation et de la performance. Les symptômes de la défiance prennent la forme de blocages du feedback humain qui inhibent le partage d’information et la compréhension des besoins et désirs profonds de l’« Autre » (collaborateur, collègue, client, citoyen).

Ces blocages réduisent les capacités d’initiative et de créativité de l’esprit humain, ouvrent la porte à la peur du changement, notamment la crainte d’un dépassement par l’intelligence artificielle, atrophient les capacités d’anticipation des opportunités comme des crises.

Le contexte de métamorphose a pour effet que la volonté de maîtriser les risques, de progresser et d’innover est partagée comme jamais. Il en découle une prise de conscience de l’importance vitale d’inscrire le processus biologique du feedback et de l’adaptation dans les croyances et attitudes profondes de l’entreprise.

Avec le recul de l’expérience que nous avons acquise dans une vingtaine de pays, nous recensons quatre grands types de blocages du feedback humain, facteurs de limitation de la performance dans la vie courante des entreprises et de comorbidité en cas d’incident ou de crise :

Blocages du feedback humain

Symptômes

Risques morbides

1.     Le feedback n’est pas exprimé, encore moins formulé

Rétention d’information

Stagnation et perte d’affaires, dégradation de la performance, réduction de la capacité d’innovation, incidents et accidents

2.     Le feedback est exprimé, mais formulé brutalement

Arrogance, fermeture émotionnelle de l’autre

Incapacité d’entendre le feedback, de le comprendre et d’en tenir compte, initiatives décorrélées des besoins du marché, mise en retrait des collaborateurs, voire comportements déviants

3.     Le feedback n’est pas accepté, voire il est rejeté

Jugement donnant lieu à mauvaise interprétation

Abandon de la pratique du feedback, initiatives décorrélées des besoins du marché, mise en retrait des collaborateurs, voire comportements déviants

4.     Le feedback est accepté, mais ne donne lieu à aucune action

Arrogance

Découragement et abandon de la pratique du feedback (renvoie au point 1), initiatives décorrélées des besoins du marché, retrait des collaborateurs, voire comportements déviants

Nous constatons également que les blocages du feedback humain interviennent dans trois types d’interactions, internes et externes, chacun requérant une pratique adaptée à ses spécificités :

  • Interactions latérales, entre l’organisation et son écosystème externe : clients, co-traitants, partenaires, citoyens, collectivité,
  • Interactions verticales, au sein de l’organisation, entre managers et collaborateurs, et vice-versa,
  • Interactions horizontales, au sein de l’organisation, entre pairs, collègues, partenaires ou confrères.

« Quel est le coût des blocages du feedback verticaux, horizontaux et latéraux dans votre entreprise ? », cette question permet de prendre conscience instantanément de l’impact économique pour l’entreprise de l’absence de feedback, symptôme aigu d’une culture de défiance.

Orientée vers la vitalité, la croissance responsable et le développement durable de l’entreprise et de ses membres, la vision biologique de l’entreprise requiert de chasser la défiance pour produire la confiance dans toutes ses interactions internes et externes.

 

Auteurs : Christian Mayeur – Faculty associate à IAE AIX Graduate School of Management, Entrepreneur, conseil de dirigeants, conférencier et coach certifié – partenaire pour la France de SAY=DO Technologies.

Avec la contribution de Marc ZarroukConsultant, formateur international et coach, co-fondateur de SAY=DO Technologies, fils du Docteur Claude ZARROUK, professeur à HEC / CRC, dont il perpétue l’héritage depuis Israël.

 

[1] La fluidité (« Flow ») requise des organisations contemporaines est décrite par l’essayiste scientifique Steven KOTLER comme un état où « chaque décision, chaque action, s’écoule de manière transparente, parfaitement, sans effort – comme jouer du jazz » – Steven KOTLER, « The Art of Impossible: A Peak Performance Primer », Editions Harper Wave, New York, 2021 (non traduit en Français).
[2] Défi qu’une banque française a résumé en un slogan : « 100% humain, 100% digital ».
[3] Le Dr. Claude ZARROUK, biologiste, dont la thèse a porté sur la culture de la spiruline (une première mondiale), a occupé des responsabilités dans le groupe Philips avant de devenir consultant international et de concevoir et animer à HEC / CRC un séminaire mémorable de « management par la confiance » fondé sur sa vision et son expérience de biologiste. Son approche et sa méthode profondément humanistes ont fait leurs preuves dans plus de 20 pays et dans tous types d’organisations. Nous sommes fiers de poursuivre le travail qu’il a entamé.
[4] Cette prise de conscience doit beaucoup à Ernst HAECKEL, fondateur dès 1866 du concept d’écologie en tant que science des relations, qu’il s’agisse d’écologie sociale ou environnementale. La notion d’écosystème, qui s’est largement répandue ces dernières années, est la traduction la plus récente de cette prise de conscience.
[5] La racine « feed-back » de ce terme anglo-saxon exprime bien le fait que le feedback consiste à se nourrir pour agir en retour.
[6] Dans un ouvrage publié en 2006, je prédisais l’avènement des « entreprises membranes » – Christian MAYEUR, « Le manager à l’écoute de l’artiste », Editions d’Organisation, 2006.

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