Introduction à l’éthique partie 2 :

Les théories morales

 

La morale est une question essentielle en philosophie. Elle en a accompagné toute l’histoire depuis l’Antiquité et elle paraît même en constituer le couronnement. A défaut, elle apparaît toujours en creux ou en esquisse comme un motif obligé, même si le projet n’est jamais vraiment accompli (comme chez Descartes ou chez Sartre par exemple)[1].

Ce statut particulier de la morale en philosophie tient à une idée simple : pour bien agir il faut bien penser — ce qui revient à dire, que c’est pour bien agir qu’il faut bien penser. On retrouve ici l’idée grecque de la philosophie : l’éthique est la fin de la philosophie, elle-même définie comme sagesse. Si l’on pouvait être heureux (épicurisme) ou vertueux (stoïcisme) sans pratiquer la philosophie, la philosophie serait inutile. Vivre bien (eu zên) est la fin de la vie humaine et c’est à l’apprentissage de cette fin qu’est entièrement dévolue la philosophie (apprendre à mourir, apprendre à jouir du moment présent, etc.).

Mais peut-être cette intégration de la morale à la philosophie a aujourd’hui perdu son évidence. La philosophie ne se définit plus comme un art de vivre[2] et l’éthique s’est affranchie du champ philosophique. Qu’est-ce donc que réfléchir philosophiquement à la morale quand la philosophie n’est plus aussi certaine de sa visée (bien vivre) et que, par ailleurs, elle a perdu son autorité morale ? Que fait ou que peut faire la philosophie quand elle réfléchit à la morale ? Autrement dit, que peut moralement la philosophie morale ?

On peut d’emblée préciser ce que peut et ne peut pas faire la philosophie. Ce qu’elle ne peut pas faire, c’est évidemment enseigner la morale. Pour toutes sortes de raisons, et notamment parce que la philosophie est constitutivement un discours réflexif et/ou critique (elle introduit donc de la distance, là où l’enseignement de la morale exige une adhésion) et que, comme le dit, Hegel elle « doit se garder de vouloir être édifiante (erbaulich sein zu wollen)»[3] . Le but de la morale est peut-être d’être édifiante (élever l’âme, perfectionner l’esprit, inspirer le cœur, transfigurer par l’amour) et, pour ce faire, d’édifier un idéal (Durkheim, Introduction à la morale, 1917), alors que le but de la philosophie morale dans la philosophie moderne reste critique. Pas davantage on ne doit attendre de la philosophie qu’elle règle, même conceptuellement, tous les problèmes éthiques de la société. Qu’il soit clair ainsi que le philosophe :

(a) ne peut prétendre posséder la vérité dans le domaine éthique ;

(b) ne peut juger à la place des individus ;

(c) évaluer les pratiques éthiques aussi bien individuelles que sociales.

Donc il n’a ni un savoir éthique supérieur et ni un droit de jugement. Par ailleurs, le philosophe n’est pas un sage. Le sage est si l’on veut l’idéal philosophique du philosophe, mais aucun maître de sagesse n’a jamais prétendu être parfaitement sage (ni Socrate, ni Epicure)[4] : la sagesse est un horizon et l’effort de toute une vie, l’idéal d’une vie.

Ce que peut en revanche la philosophie c’est :

  • Contribuer à l’élaboration d’un savoir éthique — ce qui ne veut pas dire une science morale ou une science de l’éthique ;
  • Offrir des outils conceptuels à l’individu pour mieux dégager les enjeux éthiques des situations pratiques ;
  • Contribuer à la culture démocratique des sociétés libérales.

En effet, pour préciser ce dernier point, en régime démocratique qui est la culture dans laquelle nous pensons et agissons, la vérité ne s’impose pas et la philosophie peut seulement prétendre éclairer les débats éthiques de la société contemporaine. Le philosophe intervient dans le débat éthique, il ne l’arbitre pas.

Mais notre point de départ pourtant prudent ou modeste est peut-être lui-même biaisé. On feint de croire qu’il y aurait, d’un côté la morale, et de l’autre la philosophie, alors que toute philosophie implique une visée morale et que toute conduite morale repose sur des principes élaborés philosophiquement — il y a ainsi plusieurs manières de définir ce qui est moral et ce qui ne l’est pas. Autrement dit, d’une part le pratique (action) et le théorique (principes) sont constamment mêlés ; d’autre part il y a une multiplicité d’approches philosophiques (principes) de la morale. Ce qui constitue un 4ème intérêt possible :

4) prendre conscience de la richesse et de la complexité de la réflexion morale, hier et aujourd’hui[5]. En effet, nous disposons tous d’intuitions morales qui nous permettent d’agir ou de justifier la valeur éthique de nos actions et de résoudre des problèmes moraux. Ces intuitions morales s’appuient sur des notions acquises souvent de manière inconsciente, avec l’éducation et la socialisation (famille, école, société, expérience). Mais ces notions elles-mêmes ont une histoire ou ont des sources diverses dont il n’est pas inutile de prendre conscience pour rendre à nos choix moraux leur cohérence et leur justification. En effet :

/a/ On peut considérer qu’il est essentiel de pouvoir rendre raison de nos décisions, de nos actions : selon quelle valeur, quel principe on peut justifier sa position éthique — parce que la morale ne peut pas être dégagée de toute raison.

/b/ Cela fait apparaître aussi que chaque système éthique a ses limites ou ses “angles morts“ pour ainsi dire, ce qui permet au sujet moral de pouvoir exercer un regard critique sur ses propres intuitions morales qui sans cela risquent de s’imposer comme des préjugés

/c/ Sur le plan théorique, cela permet d’envisager pour chaque système éthique des procédures argumentatives de justification.

Autrement dit, le rapport entre la philosophie et la morale tourne autour de la question de la rationalité éthique. Peut-on fonder nos croyances morales et comment ? S’agit-il même de croyances ? Y a-t-il des principes d’évaluation éthique absolus ou intangibles, ou bien faut-il accepter de reconnaître qu’il y en morale de nombreuses zones grises qui demandent peut-être d’adopter une autre manière de raisonner sur les questions éthiques, qu’on peut appeler avec J. Rawls, la méthode de « l’équilibre réfléchi » ?[6]

Schématiquement on peut dire que les éthiques (théories éthiques) se distinguent selon l’objet (action ou personne) et le principe (règle) qu’elles privilégient. On a pris l’habitude, depuis Moore (Principia Ethica) pour bien situer les différentes approches possibles de la morale telles qu’elles ont été formulées au cours de l’histoire de la philosophie[7] de recourir aux expressions de « conséquentialisme », « déontologisme », et « éthique des vertus ».

Ainsi la morale prend pour objet soit l’action, soit la personne. Dans un cas, la morale consiste à bien agir, dans l’autre à s’améliorer soi-même. Dans un cas la morale est plutôt un rapport à autrui, dans l’autre plutôt un rapport à soi. Ici la morale se juge à la transformation de l’individu, là à la manière de se comporter vis-à-vis d’autrui. On peut même alors nommer proprement « morale » l’éthique centrée sur l’action, et « éthique » la morale centrée sur la personne — nous reviendrons plus loin sur ce rapport “morale et/ou éthique”.

Mais il y a pour la morale deux manières de faire de l’action son objet. L’intuition morale (l’intuition de ce qui est moral) dans l’action peut se porter soit vers ses conséquences soit, au contraire, vers la règle qui la justifie. Le conséquentialisme s’intéresse exclusivement, comme le nom l’indique, aux conséquences de l’action. Autrement dit, toute action produit des effets comme tout événement. Mais les effets de l’action ne sont pas comme les effets d’une cause naturelle : elles possèdent une dimension morale. Ou plutôt c’est à l’aune des conséquences qu’on mesure la moralité d’une action. Tout conséquentialisme n’est pas éthique — on peut concevoir un conséquentialisme esthétique ou épistémologique[8]. Le conséquentialisme éthique juge la valeur éthique de l’action à sa conséquence qui, en l’occurrence est le bien-être des individus affectés par cette conséquence : la conséquence est la valeur morale de l’action et le bien-être est la valeur morale de la conséquence. L’utilitarisme (sous différentes versions) est la forme de conséquentialisme éthique la plus connue et la plus aboutie.

Le déontologisme procède à l’inverse : son hypothèse fondamentale est que nos actions reposent sur des obligations qui ont un caractère absolu et que la valeur morale de l’action consiste précisément dans l’accomplissement du devoir, indépendamment des conséquences de l’action. Une action est morale si c’est l’action que l’individu doit accomplir c’est-à-dire que tous les hommes doivent mutuellement accomplir. Le déontologisme le plus connu est le kantisme.

objet action personne
principe conséquentialisme vs déontologie éthique des vertus
type morale

théorie morale

éthique

anti théorie morale

Mais il y a une autre manière d’envisager le problème moral. Pour elle, il est impossible et assez vain d’espérer pouvoir formuler des principes généraux de moralité de l’action, soit par la conséquence soit par le devoir, mais l’essentiel en morale concerne le caractère de l’individu, ses dispositions personnelles, y compris affectives, et les situations toujours singulières de l’action. C’est la personne qui est au cœur de l’évaluation morale. Ce parti-pris est celui de l’éthique des vertus.

Constructivisme moral conséquentialiste Constructivisme moral déontologique éthique des vertus
valeur morale conséquences de l’action devoir caractère de l’individu en situation

Laurent Cournarie

 

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