France Charruyer, Avocat associé d’Altij en IP/IT/Data et spécialisée sur les enjeux du Numérique et des nouvelles technologies a accepté de prendre la présidence de la Commission Juridique de NXU Think Tank à la demande de Luc Marta de Andrade.
Elle a ainsi accepté de répondre à nos questions :
Quel rôle de l’avocat sur la période de crise sanitaire ?
France Charruyer : Nous sommes rentrés dans l’ère de l’incertitude juridique. La production réglementaire tricote et détricote sans cesse l’ensemble des branches du droit. Des éléments impensables, comme la suppression des jurys populaires, se trouvent une seconde jeunesse. Dans l’urgence, et pris d’une fièvre qui ne trahit que difficilement la fébrilité. Un exemple : dans la première série d’ordonnances en date du 25 mars a été « ordonnée » le prolongement, quasi automatique, des délais de détentions provisoires de personnes qui, faut-il le rappeler, sont réputées innocentes, pour ensuite relâcher à la va vite d’autres déjà condamnés.
En droit social, en droit du travail, en droit des sociétés, aussi il y aurait beaucoup à dire. Et notre rôle en tant qu’avocat est alors fondamental, puisqu’il revient à sécuriser juridiquement les stratégies de survie économiques. Notre profession a produit des livres blancs en nombre pour aider les entreprises sur la période.
Car dans l’urgence, un grand nombre de décideurs font des erreurs. Par exemple dans la suspension des relations contractuelles, qui entraîneront de nombreux contentieux, et fragiliseront d’autant les entreprises et hypothéqueront leur survie.
Que pouvez-vous nous dire sur l’Application Stop-Covid ?
France Charruyer : Sur le modèle des nombreuses expériences étrangères, le Gouvernement a proposé de créer une application de suivi des contacts entre individus. Cette dernière aura pour vocation de déterminer les flux de contagion afin d’informer les personnes d’un risque, sans violer ses droits fondamentaux. Si l’intention est louable, comme disait Nietzche « le diable est dans les détails », et il est à craindre que la réalisation pratique lui échappe.
Le premier problème n’est pas d’ordre juridique, mais logique. Pour qu’une telle application puisse être utile dans la limitation de la pandémie, son taux d’installation devra être de l’ordre de 60% des personnes. Or aujourd’hui en France 76% des personnes ont un smartphone. Ainsi, en l’absence d’installations massives de l’application par l’ensemble des possesseurs de smartphone, cette dernière ne pourra fonctionner pleinement.
De plus, il est possible qu’un biais statistique soit à l’œuvre concernant les 24% de nos concitoyens dépourvus de ce type d’appareil. En effet, dans cette catégorie, il y a une surreprésentation des personnes âgées, qui sont les personnes les plus à risque. De l’autre côté du spectre, les enfants, porteurs sains, sont aussi dépourvus d’un tel équipement… Ainsi, par un étrange paradoxe, l’application ne sera guère utile pour les personnes les plus à risque ni pour celles qui sont porteuses saines; étonnante conception de l’efficacité.
Quant aux problèmes juridiques, ils sont nombreux et n’appellent malheureusement pas de solutions simples. Tout d’abord, la position du Gouvernement est ambiguë. En effet, il explique qu’il ne traitera pas des données personnelles tout en précisant qu’il utilisera leur régime juridique contenu dans le RGPD et la directive e-privacy. Dans cette perspective, le Gouvernement se propose de recueillir le consentement de la personne afin de procéder à un tel traitement de données. Pour autant, il est possible de s’interroger : ce consentement sera-t-il libre et éclairé ? Surtout quand le refus d’installation de l’application pourrait avoir des conséquences notamment une mise à distance sociale, à défaut d’être juridique.
Sans compter l’impossible garantie d’une anonymisation en pratique puisqu’aucune solution de contact tracing ne peut protéger véritablement les données personnelles et ce qu’elle que soit l’architecture sous-jacente centralisée ou pas. Plus de 140 cryptographes et chercheurs viennent de signer une lettre ouverte pour alerter sur les risques d’une telle solution.
Or il est important aujourd’hui que le gouvernement précise les conditions d’utilisation et les limites apportées aux perspectives d’une telle application dont les usages et finalités risquent de lui échapper in fine.
Un deuxième problème existe donc en suivant ne serait-ce que pour illustrer, puisque nous connaissons la propension du Gouvernement à institutionnaliser l’exception et à détourner de leurs finalités les fichiers.
Les exemples en la matière ne manquent pas. Pour Stop-covid il faudra de nombreux garde-fous, notamment concernant l’effacement des données de manière dynamique 14 jours après leur captation. Cette suppression servira à éviter que l’État conserve un fichier des relations sociales de la population.
Car, ce qui est en jeu, c’est l’établissement d’un fichier qui rendra obsolètes ou virtuels des droits fondamentaux.
En effet, l’enregistrement de l’ensemble des relations sociales conduira à un exercice de transparence (vis-à-vis du pouvoir) rarement envisagé, même dans les États les plus totalitaires. En effet, quelle existence de la liberté d’aller et venir, de réunion, syndicale ou religieuse, si, par recoupement, l’État peut savoir qui vous avez rencontré ?
Un État de droit, ne doit pas envisager la disparition de tout anonymat à la légère, d’autant qu’il sera difficile, voire impossible de revenir en arrière.
Quelle est votre position sur la question de la dépendance au numérique ?
France Charruyer : Imaginez une période de confinement en 1995 ? et vous aurez une idée de l’ampleur de notre dépendance au numérique.
Car, dans la période, notre dépendance au numérique se trouve mise à nue. Et la question que comporte celle-ci en creux est celle du maintien de notre dépendance, après le confinement. Or, quels enseignements peuvent d’ores et déjà être tirés de cette situation singulière ? J’en dénombre trois.
Le premier est que la question de la sécurité devient désormais centrale dans les échanges. Dans cette perspective, les interdictions d’utiliser un certain nombre d’outils de vidéoconférence eu égard à leur problème de sécurité sont encourageantes. Cela témoigne d’une volonté de mettre en place une véritable hygiène numérique centrée sur la culture du risque. Il sera très important de veiller également dans les entreprises aux tentatives de captation de savoir faire, ou d’appréhension d’informations et de données stratégiques sur la période sous couvert parfois de partenariat « covid » non sécurisés contractuellement, plus que jamais une démarche préventive de protection (cartographie des documents protégés par le secret des affaires, habilitations restreintes, verrous contractuels et techniques . Le patrimoine immatériel de l’entreprise pour retouver de la valeur et des effets de leviers au sortir du confinement devra être préservé.
Le deuxième élément, c’est la multiplication des cyberattaques qui essayent de profiter de la période de confinement, pour développer les activités criminelles. Aucun secteur n’est épargné comme en témoignent les attaques sur l’AP-HP au début de l’épidémie.
Le troisième élément est peut-être le plus problématique. Les grands groupes, sous couvert d’aider les pouvoirs publics, essayent de faire main basse sur nos données, notamment dans le domaine des déplacements et de la santé. Il ne faut pas que la crise soit un prétexte à accepter des traitements de données, attentatoires aux libertés, que nous avions, par le passé, toujours refusés.
Qu’en est-il de la question de la mise en cause de la responsabilité de l’Etat ?
France Charruyer : Je ne rentrerais pas dans les analyses politiques, qui souvent sont aussi fausses que lacunaires en matière. Il y a un temps pour chaque chose, et je ne crois pas que le temps du juge soit venu. Comme le disait en son temps, le commissaire du Gouvernement Jean Romieu : « Quand la maison brûle, on ne va pas demander au juge l’autorisation d’y envoyer les pompiers.«
Que nous disent les textes ?
France Charruyer : Tout d’abord, la responsabilité des gouvernants ne peut être recherchée que devant la Cour de Justice de la République pour les crimes et délits commis pendant le mandat. Quant au Président il est irresponsable, à l’exception de « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat ».
Mais ce n’est pas sur ce domaine-là, que se jouera la question de la responsabilité, mais devant les juridictions administratives. Tant l’état d’impréparation à la crise sanitaire, que les défauts de prises en charge dans les hôpitaux amèneront en dernier recours le Conseil d’État à reconnaître, ou pas, une responsabilité de l’État. Cette reconnaissance ouvre droit à réparation aux personnes victimes.
Nous risquons donc assister à une explosion des contentieux mettant en cause l’État, que ce soit par le biais d’action individuelle ou d’actions de groupe. Ces dernières seront particulièrement utiles pour les usagers placés dans une situation similaire, lorsque la cause du dommage est un manquement d’un producteur ou d’un fournisseur.
En l’absence de la création d’un nouveau régime d’indemnisation, et de revirements de jurisprudence, il est raisonnable d’anticiper qu’un grand nombre de ces actions se solderont positivement pour les victimes.
Il sera très important de veiller également dans les entreprises aux tentatives de captation de savoir faire, ou d’appréhension d’informations et de données stratégiques sur la période.
Vous avez accepté de présider la commission juridique, quel est votre programme ?
France Charruyer : Trop souvent considéré comme une limite ou un habillage, le Droit est en réalité un formidable outil de compréhension et d’organisation du changement technologique.
Or, il existe deux écueils miroirs qui peuvent nuire à la pensée du droit.
Le premier travers est le « tout juridique« , comme si ce qui n’était pas encadré par la norme n’existait pas, et ne devait pas être considéré. Au contraire, le droit évolue, et anticiper ses évolutions, voire les guider c’est littéralement faire du droit. C’est pour cela que la commission juridique au sein de NXU aura un rôle de pivot puisqu’elle se nourrira et irriguera les travaux de l’ensemble des autres commissions.
Le second écueil est le « droit comme décorum ». Cette vision a pendant longtemps été particulièrement présente dans le domaine des nouvelles technologies, ou les questions de droit n’étaient pensées, comme un habillage, qu’à la toute fin du processus de réflexion. Désormais, il convient de prendre en compte le droit au moment même de la réflexion, la fameuse « privacy by design » pour bien comprendre que le droit donne corps à la réflexion et ne fait pas que simplement l’habiller.
Face aux nouveaux enjeux, que nous connaissons tous, émergence de l’IA, robotisation renforcée, émergence des N.B.I.C., la place du droit doit être repensée, et c’est le rôle, que modestement, je souhaite impulser dans la commission juridique…