Pré-texte sur notre projet de réflexion sur l’innovation

L’innovation est à la mode. Mais derrière le mot et le slogan, comment penser ce qui est au principe et au cœur du dynamisme des sociétés capitalistes technologiquement avancées ? Comment opérer la distinction entre invention et innovation ? Jusqu’où l’amélioration ou l’optimisation devient-elle production de nouveauté ? Et cette innovation présente-t-elle exactement les mêmes traits caractéristiques selon qu’on l’envisage au plan technologique, commercial, managérial, mais aussi biologique ? Là où il y a de la vie, il y a de l’innovation. A nous d’innover sur le concept d’innovation. La commission NXU Philosophie a choisi de concentrer son travail pour l’année 2020-2021 sur l’innovation : épistémologie du nouveau.

Voici le premier article de la série d’E. Bertrand-Egrefeuil « Innovation ou nouveauté marketing »

Dans l’univers de la création d’entreprises technologiques innovantes, les cursus de formation qui commençaient par la comptabilité et la finance ont vécu. De nos jours, outre une maîtrise parfaite de la technologie, un futur patron de start-up doit se construire de solides compétences en marketing. Depuis près d’une décennie, ces entrepreneurs en herbe utilisent abondamment les représentations graphiques appelées Lean Canevas et Business Model Canevas, pour élaborer leur offre. La démarche demeure immuable. L’entrepreneur doit identifier une problématique, idéalement une souffrance (« pain » en anglais), éprouvée par un groupe cible. La taille de la cible importe beaucoup moins que l’importance du désagrément. Par exemple, l’entrepreneur s’adresse à tous ces usagers du train qui ont l’impression de perdre du temps en commandant leurs billets en ligne. Plus la souffrance est aiguë, plus la solution a des chances de toucher un public. Le problème devient le point focal, souvent plus compliqué à identifier que ce que l’on croit. La solution n’est qu’une variable d’ajustement. Elle peut changer du tout au tout, au gré de la démarche entrepreneuriale. On parle de pivot quand l’entrepreneur part sur une autre idée, un autre problème, parfois connexe au premier. Les pivots sont fréquents ; certains peuvent n’avoir qu’un rapport lointain avec la problématique initiale. La start-up toulousaine Gogowego, en partant d’une réflexion sur les services de co-voiturage, s’est ainsi orientée, avec succès, vers les chatbots pour informer les usagers des transports. Dans cette quête du produit le plus à même de répondre à la « souffrance » de ses clients, l’entrepreneur connaîtra de nombreuses convenues. 95% des projets de start-ups se terminent par un échec. Seuls quelques heureux élus auront développé une solution disruptive, qui aura suscité un véritable enthousiasme du marché et des investisseurs.

Dans l’une de ses nombreuses vidéos, Oussama Ammar, gourou de la « French Tech » et ancien étudiant en philosophie, définit les start-up comme des entreprises technologiques dont le business model est amené à évoluer. Facebook, explique-t-il, a longtemps été une start-up, car son modèle de financement par la publicité a pris du temps à se stabiliser. En revanche, le commerçant en ligne Amazon n’en aurait jamais été une, car l’activité existe depuis les débuts de la Toile.

Peter Thiel, cofondateur de Paypal, de Palantir et premier investisseur majeur dans Facebook, est une légende de la Silicon Valley. Il parle plutôt d’entreprises d’innovation technologique au sens large. Cependant, parmi les commandements qu’il invoque pour réussir, il met en avant l’avantage au dernier entrant. Le fameux « avantage pionnier » n’est plus de mise. Rien ne sert d’innover sur un marché, avant les autres ; cela ne vous apportera des bénéfices que le temps qu’un compétiteur amène un autre avantage. En revanche, le dernier rafle tout. Qui se souvient du réseau social MySpace, quatrième site visité dans le monde en 2005, et qui permettait de partager des informations personnelles, des photos et disposait de sa propre messagerie ? Facebook, qui l’a suivi, l’a simplement effacé de la mémoire collective. Côté moteurs de recherche, Google est arrivé en 1998, bien après yahoo.com créé en 1994, et qui occupait encore le titre envié de site le plus visité au monde en 2004. Enfin, le service de messagerie hotmail.com devenu outlook.com, créé en 1996, est aujourd’hui détrôné par gmail, initié en 2004.

Simplicité, rapidité, fiabilité sont des différenciateurs qui ont permis aux meilleurs de conquérir la place qu’ils occupent aujourd’hui. Des services plus fluides et plus simples d’accès sont plébiscités. C’est en pestant contre les difficultés pour réserver un billet de train sur voyage-sncf.fr que les fondateurs de la start-up Capitaine Train se sont lancés, en 2009. Six ans plus tard, ils revendaient la société à l’anglais Trainline pour quelques 200 millions d’euros, preuve du succès d’un concept on ne peut plus simple[1]. Sur la Toile, la rapidité d’affichage d’un site est décisive. Un service qui met plus de trois secondes à se charger sur le terminal du visiteur a déjà perdu près de la moitié de son audience. Avant de s’imposer comme l’une des premières capitalisations au monde, Amazon a été très tôt l’entreprise championne de la logistique, capable de livrer dans des délais très court, tout produit commandé sur le Web. La fiabilité est un autre différentiateur. Aujourd’hui, on n’accepterait plus l’instabilité d’un Windows 3.1 du milieu des années 90, et ses plantages à répétition. Des sites à succès tels que Google, Facebook, Amazon, AirBnB ou BlablaCar expérimentent très peu de pannes[2], malgré leurs millions de visiteurs quotidiens.

L’innovation n’est ni l’apanage ni le cœur de préoccupation des seules start-ups technologiques. Dans nombre d’entreprises traditionnelles, la division consacrée par le passé à la Recherche et au Développement (R&D) a été réorganisée, souvent à plusieurs reprises. Elle est désormais aussi chargée de l’innovation et, parfois, elle a été renommée au profit de cette dernière. Ce glissement n’est pas seulement sémantique. Dans des marchés toujours plus compétitifs, la capacité à offrir aux consommateurs des nouveautés, dans un délai toujours plus court, est, plus que jamais, la clef d’un succès commercial. Dans la lignée d’un capitalisme marqué par le présentisme, la recherche a opéré un mouvement vers des activités à plus court-terme, de la recherche fondamentale vers la recherche appliquée, et de la recherche appliquée vers l’innovation. Au niveau mondial, le nombre annuel de dépôts de brevets a doublé depuis 1990 et ne cesse de croître. Cette augmentation du nombre de brevets coïncide-t-il avec plus d’inventions que l’on pourrait qualifier de majeures ? Les laboratoires des entreprises privées connaîtront-ils pour autant, l’éclosion de prix Nobel, comme les Bell Labs dans les années cinquante et soixante, où naquirent le transistor et le laser ? Avec les moyens toujours plus réduits attribués à la recherche fondamentale, rien n’est moins sûr.

Une nouveauté commerciale n’est pas toujours une innovation. La première voiture commercialisée avec un système de freinage ABS portait une innovation ; un nouveau modèle de véhicule de couleur rose bonbon ne serait qu’une nouveauté. Dans le secteur du vêtement, les marques ont démultiplié les collections, passant de deux (automne/hiver et printemps/été) à parfois jusqu’à 10 par an, pour satisfaire l’intérêt de leur clientèle pour la nouveauté. Un service en ligne plus simple, plus performant ou plus fiable, n’est jamais une innovation, seulement une nouveauté. Un réfrigérateur équipé d’un écran pour gérer les courses est-il une innovation ou seulement une nouveauté, intégrant deux concepts distincts, le réfrigérateur et l’ordinateur ? Comment, dans ce cas, qualifier un téléphone, permettant d’écouter de la musique comme un baladeur et de surfer sur internet comme un ordinateur ? En revanche, l’iPhone présenté par le patron d’Apple, Steve Jobs, en 2007, rassemblait, entre autres innovations, les commandes tactiles de l’écran, qui nous semblent aujourd’hui naturelles pour agrandir ou rétrécir une image. Entre une innovation et une simple nouveauté, la différence est réelle. Bien souvent, les consommateurs ne perçoivent pas le caractère innovant ou, à tout le moins, ne s’en préoccupent plus guère. L’important réside dans la disruption, apportée par le nouveau service ou le nouveau produit.

Nous conjecturons qu’une innovation est une invention susceptible d’être brevetée. Outre son caractère inédit (rien d’identique n’a jamais été accessible à la connaissance du public, par quelque moyen que ce soit (écrit, oral, utilisation…), où que ce soit, quand que ce soit), elle doit répondre à deux autres critères[3] :

Outre le doublement des dépôts en 30 ans, le monde des brevets a connu plusieurs bouleversements. Tout d’abord, les “patent trolls”, des sociétés “chasseuses de brevets”, se sont développées. Ces entités, qui n’ont aucune activité de recherche, s’appuient sur les brevets qu’elles acquièrent pour les valoriser au maximum, parfois en réclamant des montants considérables à leurs victimes. D’autres abusent du monopole que leur confère un brevet, pour en augmenter inconsidérément le prix.  En 2015, en rachetant un traitement prescrit aux séropositifs, Martin Shrekli, patron de la start-up Turing Pharmaceuticals avait augmenté de 5000 %. En avril 2019, une association de consommateurs belges portait plainte contre la société italienne Leadiant qui avait multiplié par 360 le prix de son médicament. Conscient de leur caractère anti-économique, des initiatives multiples publiques comme privées tendent à contrer de tels comportements, de plus en plus efficacement, notamment par des actions anti-monopolistiques.

Mais le plus intéressant s’est produit récemment, dans la continuité du mouvement Open source, qui met à disposition des logiciels gratuitement. En 2013, Elon Musk lançait le projet Hyperloop sur le mode participatif (toutes les contributions sont bienvenues) et open source (tout le monde est libre d’utiliser les résultats). Hyperloop consiste à transporter des passagers à très grande vitesse dans des capsules, empruntant un réseau de tunnels urbains et interurbains, où règne le vide. En juin 2014, la société Tesla Motors du même milliardaire a annoncé renoncer à poursuivre toutes entreprises qui décideraient d’utiliser en toute bonne foi, a-t-elle précisé, ses brevets, autour du développement de la voiture électrique. Début 2015, Toyota annonçait qu’elle faisait de même pour quelque 5 680 brevets liés aux piles à combustible[4]. Ce comportement n’a rien de philanthropique, sachant que ces recherches ont coûté des millions de dollars. Ces entreprises espèrent provoquer le développement de ces marchés en favorisant l’installation d’une concurrence. Une innovation majeure, en quelque sorte, dans le monde de l’innovation, qui tendrait à lui donner un nouveau souffle.

Emmanuel Bertrand-Egrefeuil


  1. “L’invention doit impliquer une activité inventive, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas découler de manière évidente de l’état de la technique ou l’état de l’art, pour un homme du métier ;
  2. L’invention doit être susceptible d’une application industrielle, c’est-à-dire qu’elle peut être utilisée ou fabriquée dans tout genre d’industrie, y compris l’agriculture (ce qui exclut les œuvres d’art ou d’artisanat, par exemple). Ce critère diffère en fonction des pays.”

[1] Leur slogan est « Merveilleusement prévisible ».

[2] https://downdetector.fr/archive/

[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Brevet, consulté le 21/08/2020.

[4] Ibid.