Le flux de la vie individuelle : le nouvel infini de l’économie numérique

 

Quel moment de l’histoire technico-économique vivons-nous ? Le discours en quelque sorte officiel, relayé par de nombreux acteurs, en particulier politiques, nous persuade que la révolution numérique fait passer définitivement dans la société de la connaissance en proposant au plus grand nombre, à des coûts toujours plus modiques, l’accès à une bibliothèque d’informations infinie : tout –le-savoir-toujours-pour-tous. La démocratie du savoir est devenue réalité : le savoir n’est pas imposé mais chacun est libre d’y accéder quand et où il veut, et ce savoir omnidisponible n’exclut personne. Donc il faut vouloir cette révolution et même son accélération.

Mais nous sommes entrés dans une autre phase, dont on ne s’avise pas assez, et que le premier discours ignore ou feint d’ignorer : celui de l’âge de la quantification de nos vies, de la collecte des flux de la vie. En 2017 il y a plus d’objets connectés que d’individus sur la planète et on en prévoit
20 milliards en 2020. Ce fait n’est pas seulement technologique mais aussi indissociablement économique. Car il s’agit bien d’une seule et même époque technico-économique. Or la courbe technico-économique présente un double phénomène :

• l’expansion des capteurs sur toutes les surfaces du corps (montres connectés, vêtements connectés), dans le corps, et dans les espaces de vie et du travail ;
• la sophistication de l’IA (auto-apprentissage).

A l’été dernier, Google après d’autres, lance sa Google Home. Objet ludique, gadget numérique qui facilite la vie de la famille : étant en permanence connecté, on peut écouter la radio, commander des articles… Le monde extérieur est accessible depuis l’enceinte privée de son domicile. Le plus commun est donné dans le plus privé, le plus lointain dans le plus proche, à volonté. Désormais le monde tourne autour du désir individuel : la machine est au service de la liberté personnelle. Nous pouvons donc continuer à verser dans l’illusion consolatrice, et croire que la technique numérique est encore conforme à ce que nous croyons être l’essence de la technique : un instrument au service de l’homme. La technologie numérique ne déroge pas à l’humanisme technique.
Mais c’est une machine auto-apprenante capable d’enregistrer et de conserver les données personnelles de chaque membre de la famille. Ces données ne témoignent plus seulement de nos intérêts comme par les traces que nous laissons sur les écrans i, mais enregistrent tous les gestes du quotidien : c’est une captation in live de la vie personnelle. Chacun croit vivre pour soi, être le sujet de sa machine numérique puisqu’il en est l’utilisateur pour des fins personnelles. En réalité, l’IA conserve l’intégralité de chaque vie dans ses moindres détails et à partir de cette collecte invisible, à l’insu de l’individu — même si c’est avec le consentement initial de l’individu : c’est lui qui choisit de se connecter en validant par OK, comme c’est lui qui choisit de porter une montre connectée — interprète chaque geste comme susceptible de recevoir un service commercialisable.
Google peut proposer directement ce service ou vendre la donnée à une entreprise qui le commercialisera.
La Boétie se demandait comment avait pu avoir lieu ce qu’il nommait le « malencontre » de la domination des hommes par un seul ou une poignée, et l’expliquait par « la servitude volontaire ». M. Foucault (Surveiller et punir) repère dans l’histoire du pouvoir, au XIXè, une mutation qui, sous l’apparence du progrès des Lumières, fait advenir une société normative et disciplinaire : sur un modèle panoptique, elle réalise ce qui avait toujours paru (logiquement et ontologiquement) impossible à la métaphysique : une connaissance intégrale de l’individu (il n’y a de connaissance que du général, l’individu est infra-cognitif). On peut dire que la techno-économie numérique réalise à la fois La Boétie et Foucault : les individus consentent à la connaissance intégrale et à la dépossession de leur vie.

Mais dans quel but, se demande-t-on, se produit cette évolution ? Y a-t-il une logique ou est-ce une fatalité ?
Certains peuvent craindre le développement d’un totalitarisme d’un nouveau genre. La doxa dominante, notamment dans le monde politique, nous assure plutôt que c’est une évolution nécessaire et irrésistible, y compris dans sa forme et son accélération : de l’école à l’entreprise, la connexion doit être totale.
Les deux compréhensions sont aveuglantes. Car il y a bien une logique à la domination du monde par les Gafa, qui passe donc désormais par l’alphabétisation de la vie. Il ne s’agit ni de poursuivre un projet totalitaire — contraire à l’idéologie libertarienne des principaux fondateurs des géants du numérique : un monde intégralement connecté serait un monde (enfin) libéré de tout contrôle étatique. Cette logique n’est pas non plus la logique même de l’histoire comme on veut le faire croire. La logique est strictement économique. Le néolibéralisme trouve dans la technologie numérique le moyen d’une croissance indéfinie. Et c’est la convergence entre le mouvement exponentiel de la connexion et le perfectionnement de l’IA qui en fournit l’équation assez simple. Le flux de la vie étant infini, la conquête de la connaissance du flux de la vie par la collecte et l’interprétation des données assure un horizon économique virtuellement infini. La croissance économique globale se fera sur la connaissance comportementale de la vie et sur la marchandisation indéfinie des données collectées, et avec notre consentement.
Si nous rêvons d’un autre avenir, il est urgent de développer des contrepouvoirs ou des contre-expertises, des effets de conscience dans la société civile.

Laurent Cournarie

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