Le développement d’une éthique de responsabilité
Le projet est de développer une éthique de responsabilité vis-à-vis des générations futures et qui se focalise autour de deux problèmes : (1) la question de l’intégrité et (2) la question de l’existence future de l’espèce humaine.
1- Pourquoi une éthique, plutôt qu’une politique ? Il faut d’abord noter que ce ne peut pas être une éthique au sens traditionnel.
- Traditionnellement on oppose le droit à la morale, par le fait que les normes juridiques sont contraignantes. Or, on a déjà légiféré sur ces deux questions qui font partie du bio-droit ; pour la première autour notamment des lois françaises sur la bioéthique (1994, 2004, 2011, etc.), pour la seconde autour du principe de précaution, qui apparaît dans la législation européenne et française.
- Ensuite traditionnellement on distingue l’éthique qui relève de notre bien individuel et la politique qui relève du bien commun. Mais les questions (1) et (2) ne relèvent pas que du bien individuel. Elles relèvent aussi du bien commun. Pourquoi les nommer « éthiques » ?
2- L’hypothèse de travail est la suivante : ces deux questions concernent le pouvoir que nous exerçons individuellement ou collectivement sur les générations futures.
Ce pouvoir n’est pas un pouvoir politique normal. Dans toute forme traditionnelle de pouvoir politique, il y a des rétrocontrôles. La souveraineté politique agit sur l’action des autres, mais il y a toujours des procédures à travers lesquelles ceux qui subissent ce pouvoir peuvent contrôler en retour les décisions du souverain, voire les critiquer où encore s’y opposer. Un exemple simple est le suffrage universel. La séparation du politique et du juridique. Le pluralisme de partis et de syndicats. La liberté de la presse et des media, dans les démocraties modernes. Il y a donc ici des formes complexes de réciprocité de droits et de devoirs, à travers cette relation de pouvoir.
Pourtant l’existence même des générations futures dépend du pouvoir que nous avons collectivement et individuellement sur elles, alors qu’elles ne peuvent revendiquer aucun droit, puisqu’elles n’existent pas encore. Elles vont naître, donc elles ne sont pas rien, mais elles ne sont pas non plus autonomes. Elles sont vulnérables. Voilà pourquoi nous avons des devoirs que l’on peut dire éthiques et non pas seulement politiques vis-à-vis d’elles. Le mot « éthique » sert à traduire cette relation asymétrique de vulnérabilité/responsabilité. Il y a donc paradoxalement une forme d’interrogation éthique qui émerge à l’intérieur même d’une relation de pouvoir, c’est-à-dire dans un domaine traditionnellement réservé au juridique et au politique. Cette situation est totalement inédite. Elle nous oblige à repenser les divisions traditionnelles de disciplines. Le deuxième aspect, c’est que cette éthique n’a plus rien à voir avec éthique subjective, voire intersubjective de l’obligation. C’est une éthique qui ne concerne pas que nous en tant qu’êtres humains, ou plutôt en tant que personnes humaines morales. Elle ne cadre donc pas
du tout avec les débats traditionnels en bioéthique au sein desquels l’approche déontologique (Rousseau, Kant, Rawls, Habermas, Engelhardt) et l’approche utilitariste (Mill, Bentham, Hare, Singer) s’opposent.
D’abord, cette relation de pouvoir par rapport aux générations futures n’est pas du tout la même que celle que nous exercions dans le passé. Elle est nouvelle, car elle est bio-technoscientifique (voir le concept de « technoscience » inventé par Janicaud 1987 et Hottois 1977).
Bien sûr l’homme préhistorique a sûrement déjà déclenché des incendies en voulant domestiquer le feu. Mais il n’y a pas une différence entre l’homme préhistorique et l’homme d’aujourd’hui qui n’est pas de degrés, mais de nature. Nous avons fabriqué un complexe industriel, capitaliste, technologique et scientifique, qui se développe tout seul, qui a sa propre logique de recherche de profit et d’accumulation, et à travers lequel nous modifions notre nature et notre environnement. Notre existence future est en effet aujourd’hui sous la responsabilité de l’humain. Ce n’est pas simplement comme le dit Foucault que « le biologique est réfléchi par le politique » (1976). La biologie de l’humain et de son environnement est transformée par l’humain lui-même. La matrice de pouvoir est une matrice de transformation sociale, mais aussi écologique, biologique, voire bio et géochimique. Nous avons donc des comptes à rendre au sujet de cette transformation, non pas simplement vis-à-vis de nous mêmes, mais vis-à-vis de la place que nous occupons dans notre environnement naturel. Il y a une dimension, non pas seulement subjective, mais cosmique de la responsabilité, c’est-à-dire d’abord et en un premier sens, qu’elle concerne non pas seulement l’homme, mais aussi la maison dans laquelle il habite. Cette maison ne vient plus simplement des mains de la
nature. Il la bâtit aujourd’hui de ses propres mains. Ce n’est pas simplement l’humain qui dépend de nous, comme au temps de Kant, de Descartes ou de Sartre, c’est la biologie de l’humain, c’est l’écologie de l’humain qui dépendent de nous. Que l’homme continue d’exister demain, où que l’on cherche encore simplement à améliorer ses caractéristiques biologiques ou celles des espèces vivantes qui l’entourent, font que son mode d’existence empirique ne dépend plus de simples contraintes biologiques. Cette éthique de la responsabilité est solidaire d’une reconfiguration des relations entre ontologie et axiologie. Il n’y a pas ce qui est ontologique d’un côté (la nature) et ce qui est axiologique de l’autre (l’action humaine). La nature fait en effet à présent partie de l’humain : elle est modifiée, remodelée et reconfigurée par lui de multiples manières, dont nous sommes responsables. L’ontologie de la nature est complétée par l’axiologie. Dit en d’autres termes, la nature est ce que l’homme fait de ce qu’elle est, au moins au sens de Gaïa, au sens de l’articulation sur terre entre la biosphère et la géosphère. Son être a ainsi valeur d’être au sens d’une valeur qui dépend de l’humain, que l’humain complète.
Enfin il y un troisième aspect : le temps humain n’est pas le temps physique de l’univers. Le temps humain n’est pas simplement causal. En même temps que les êtres humains agissent, ils peuvent anticiper, mais aussi se représenter et réfléchir leur action, par des procédures et des procédés qui ne sont pas simplement spontanés, ou pulsionnels, mais rationnels. Nous proposons pour ce faire cependant d’introduire une condition d’irréalité, dans cette figure
rationnelle de l’impératif qui nous associe et qui nous lie aux générations futures, sorte de fruit monstrueux ou d’alliance entre l’imagination et la raison, pour reprendre des mots de David Hume.
Par cette condition d’irréalité, inspirée du concept de « temps du projet » proposé par JeanPierre Dupuy (2002), nous supposons que la dimension causale de l’action par laquelle le présent dépend du passé et sa dimension virtuelle, par laquelle le présent dépend irréellement du futur, que ces deux dimensions donc communiquent l’une avec l’autre. Je pense qu’il faudrait mener une étude plus approfondie de ce point. Le résultat est une norme
de justice, dont la formulation est très simple :
(1*) « agir de telle sorte que ce que nous faisons et ce que nous décidons aurait pu être fait ou décidé par ceux que nous représentons ».
Nous introduisons ainsi une condition d’irréalité qui nous permet d’entrer en dialogue avec les générations futures, de telle sorte que notre relation ne soit pas fermée à l’avance par nos décisions, mais reste au contraire ouverte.
3 – La norme de justice que nous proposons a une dimension procédurale. Elle est réflexive, au sens où elle est à la fois intuitive et constructive.
La norme de justice que nous proposons a une dimension procédurale. Elle est réflexive, au sens où elle est à la fois intuitive et constructive. Il ne s’agit donc pas simplement de dire : voici la règle qui va permettre d’exercer de manière juste la relation de pouvoir qui nous lie aux générations futures. Il s’agit de cela d’abord. Il y a une intuition, et elle est exprimée par la formule que nous venons d’énoncer. Mais l’idée est qu’elle est aussi constructive. Disons-le autrement, ce n’est pas simplement au philosophe ou au citoyen de dire comment faire pour que nous agissions de manière juste. La règle qu’il propose est juste, si elle introduit des procédures intellectuelles, mais aussi institutionnelles dont le fait qu’elle soit juste va rétroactivement dépendre. Nous créons par cette dimension procédurale une sorte de rétrocontrôle virtuel sur l’intuition philosophique initiale. Dans cette perspective, il n’y a de justice qu’à travers la justesse de ce rétrocontrôle réfléchi. Il faut donc discuter et imaginer de nouvelles procédures, à la fois au niveau intellectuel et institutionnel, en relation avec (1*). Comment s’y prendre ?
Nous avons dit que l’humain a fabriqué un complexe industriel, capitaliste, technologique et scientifique, qui tend à se développer tout seul. Il est très important d’insister sur ce premier point. Dire qu’il est autonome ne signifie en rien qu’il est indépendant ! Contrairement à ce qu’on entend souvent répéter, ce qui peut être fait ne le sera pas toujours ! Nous pouvons faire sauter tout notre arsenal nucléaire, et cela ne signifie heureusement pas que nous le ferons ! Cette éthique de la responsabilité suppose un dialogue avec le futur, et donc dans une certaine mesure que ce qui arrivera dépend de nous, et non pas simplement des circonstances ou des événements. Nous sommes donc libres de ce qui nous arrivera, et nous voyons que le concept de liberté ressort tout revivifié de cette possibilité de dialogue avec le futur ! Comment cela se manifeste-t-il ? A travers ce que nous appellerons volontiers la dimension réflexive de la responsabilité. Ce qui arrivera dépend de notre réflexion et des procédures que nous mettrons en place. Ce n’est pas simplement dans notre dos que ça arrivera, mais dans et par la mise en place de ces procédures réflexives. Cette perspective nous guide vers une direction incompatible avec l’idée que l’histoire humaine soit « un théâtre sans auteur » (Althusser) où ne règnent que « la main invisible » (Smith), « la Providence » (Kant), « la contradiction entre forces productives et rapports de production » (Marx), « la
Ruse de la raison » (Hegel), « le panoptique » (Foucault), ou encore nos « Habitus » comme matrices des comportements individuels (Bourdieu). Il y a un « effet looping » des normes d’action humaines, comme dit le philosophe canadien Ian Hacking (1999) qui reprend ainsi une idée sur la normativité sociale déjà présente chez le philosophe français Georges Canguilhem (1963).
1-La première de ces procédures réflexives, qui nous permettrait de nous rendre plus responsables notre futur
nous semble être la mise en valeur systématique de la notion « d’univers scientifique controversé ». Certes la puissance du complexe industriel, capitaliste, biologique, technologique et scientifique est immense. Mais pas totale ! Elle n’est pas totale pour au moins deux bonnes raisons qu’il nous faudrait étudier de plus près. Tout d’abord l’histoire du vingtième siècle est celle de l’éclatement des sciences qui ont non
seulement échoué, mais même théorisé de diverses manières (par exemple les théorèmes de Gödel, mais plus généralement l’impossibilité de réduire la mathématique à la logique) l’impossibilité qu’elles ont de reposer sur leurs propres fondements théoriques. L’évolution de la physique, mais aussi des mathématiques et de la logique contemporaine ne fait que montrer la complexité du réel qu’elles analysent. Pour épouser cette complexité de manière plus fidèle, elles doivent un peu plus chaque jour renoncer à l’idéal réductionniste qui les habite. Mais notons en relation avec cet échec l’explosion du développement industriel, biologique et technologique. Plus la capacité d’expliquer se disperse, se parcellise, et plus au contraire le développement industriel et technologique, la capacité d’agir augmente de manière exponentielle. L’exemple de la biologie est à ce titre exemplaire. Toutes les notions fondamentales de la biologie contemporaine, par exemple, sont sujettes à de violentes controverses, et sont interprétées de manière très différente d’une discipline à l’autre, voire d’un laboratoire à un autre. Tel est le cas des notions de « gène », « d’information »,
« d’organisation », « de sélection naturelle », de « code », « d’hérédité », de « régulation », de « récepteur » , etc. De plus, si la biologie expérimentale réalise des progrès spectaculaires dans chaque discipline, personne n’est encore en mesure d’expliquer ce qu’est un système biologique, et encore moins en quoi consiste la transition qui nous permet de passer d’un système physique complexe à un système biologique.
Nous sommes donc confrontés à des situations où les normes qui régissent ce complexe industriel et technologique sont moins des normes théoriques que des normes technologiques et économiques. Une notion récente développée par de brillants sociologues
français (notamment Callon) le montre bien : c’est celle d’univers scientifique controversé. Elle dit qu’il existe de plus en plus souvent, en raison de la puissance du développement technologique, des situations d’urgence, des situations de crise, où les scientifiques
s’opposent entre eux sur l’analyse d’un phénomène. Existe-t-il des agents pathogènes qui peuvent transmettre une maladie sans être des bactéries ou des virus ? Cette question théorique cruciale a vu les scientifiques entrer en conflit entre 1980 et 1995. La fabrication
non suffisamment rétro-contrôlée de farines animales pour les bovins peut-elle amplifier la transmission de ces agents pathogènes ? Faisons une petite uchronie: nous sommes en 1994, et nous voyons une nouvelle forme d’encéphalite spongiforme se développer chez les humains. Que faut-il faire ?
L’urgence de l’action peut obliger des décideurs à mener une réflexion sur des réponses possibles qui ne peuvent pourtant pas trouver leur fondement dans l’expertise scientifique, mais l’anticipent forcément au contraire. Nous voyons bien qu’il y a ici une forme de rationalité pratique, éthique et philosophique que le développement technologique et scientifique enveloppe, mais qui ne saurait se réduire à lui. Cette exigence de réflexion est aussi une exigence de réflexion sur les institutions et les procédures qui peuvent servir de rétrocontrôle à son fonctionnement, par exemple sur le fait que la hiérarchie des organes de décision ne soit pas trop verticale, que les personnes qui sont à même de décider ne soient pas juges et partie, que les groupes de décisions ne soient pas simplement disciplinaires, mais interdisciplinaires, avec une véritable culture de l’interdisciplinarité et non pas simplement la mise en présence de personnes qui ne partagent ni la même formation, ni les mêmes préoccupations de recherche.
2-La seconde est une analyse critique du principe de Précaution, directement connecté au premier problème que nous posions :
celui de la survie même de l’espèce humaine. On peut pour cela partir de l’analyse de sociologues (Callon), de juristes (Delmas Marty), de philosophes (Bourg), de spécialistes d’économie et de sciences politiques (Godard) ou encore de scientifiques (Kourilsky). Plus précisément l’idée est de dégager une sorte de grammaire de catégories pour voir comment appliquer ce principe dans une direction compatible avec la règle de justice que nous avons proposé. Si elle a une dimension procédurale, cela veut dire que sa validité dépendra de son opérativité, et son opérativité, va dépendre justement de cette grille conceptuelle ou catégorielle.
Il y a d’abord une dimension épistémologique très importante ici. Il faut apprendre à mieux distinguer le déterminé du prévisible, le prévisible du probable, le probable du plausible, et le plausible de l’incertain. Derrière cette grille il y a une série de problèmes théoriques très importants qu’il faut examiner de plus près. C’est indispensable. Cela fait partie de la procédure pour rendre la règle de justice proposée praticable. Par exemple il est bien connu aujourd’hui qu’il existe des formes de chaos déterministe : je sais déterminer, et pourtant je ne sais pas prévoir. Plus précisément je sais déterminer exactement à partir de quand je ne peux pas prévoir. Déterminisme ne rime pas avec prédictibilité. Ou encore à titre d’exemple, il existe des modèles que l’on peut tester à partir de base de données. Mais quand on ne dispose pas de tels modèles, cela ne veut pas dire qu’on ne dispose de rien. Ainsi le modèle Daisy World imaginé par Lovelock, l’auteur de l’hypothèse Gaïa, n’est précisément pas un modèle testable. Mais il apporte pourtant déjà des enseignements très importants.
3- On peut aussi imaginer des procédures d’implication des citoyens.
Ces procédures existent déjà en partie. L’expert n’est plus quelqu’un qui dit au simple citoyen : il faut faire ceci ou cela. C’est plutôt quelqu’un qui livre au citoyen plusieurs grilles possibles d’analyses parmi lesquelles il est invité à faire son choix, un peu comme pour les histoires dont nous sommes nous-mêmes les auteurs. C’est une troisième piste de réflexion. Ainsi par exemple pour le principe de précaution, on peut proposer une grille qui mette l’accent sur le principe suivant : mettre en place des procédures et des institutions qui favorisent la recherche au maximum, de sorte que lorsque nous sommes dans un univers controversé, nous différions la décision jusqu’au moment où nous pouvons passer de l’incertain au plausible (Godard penche vers cette direction, 2002). On peut aussi proposer une grille plus alarmiste qui met un peu à la
manière de Hans Jonas, plutôt l’accent sur la dangerosité du phénomène. Si le phénomène controversé présentait un danger radical pour les générations futures, dans une telle optique, nous devons nous abstenir, même si nous ne restons dans une situation d’incertitude sans parvenir au stade de la plausibilité (c’est plutôt la perspective de Hermite, 1996). Nous voyons qu’il y a évidemment des options politiques derrière le choix de ces grilles, qui permettraient aux citoyens de choisir leur représentant d’une manière plus éduquée, et moins sensible aux scandales du moment.
4- Pour finir je crois qu’il y a une question de cadre politico-économique.
L’énoncé de (1*) est complètement incompatible avec un cadre comme celui proposé par Rawls dans sa théorie de la justice (1971). Pour Rawls en effet il faut distinguer clairement la sphère politique qui relève de la norme de justice de la sphère économique qui relève de l’efficience et repose sur le principe d’utilité. Rawls est encore victime d’une représentation hiérarchique qui fait de l’économie la base du politique, et des normes politiques des normes émergentes qui ne peuvent pas se réduire aux normes économiques, mais qui en dépendent essentiellement. C’est justifié par l’usage que fait Rawls de l’optimum de Pareto, comme condition nécessaire, mais non suffisante à l’application de la norme de justice dans une société politique. Dans la perspective que je défends, il faut revenir à la source et se demander si toute économie n’est pas tributaire, non seulement du politique, mais du sens éthique de la responsabilité, telle qu’elle est définie par (1*). Cette perspective me semble par contre parfaitement compatible avec le cadre dans lequel pense Amartya Sen (2000). C’est un cadre à l’intérieur duquel ce
n’est pas seulement l’utilité, mais la capabilité qui devient la norme économique centrale. Il suppose une profonde transformation au sein de ce que l’on nomme la théorie des choix rationnels.
Je voudrais revenir pour finir sur le point central, pourquoi une dimension cosmique de la responsabilité ? Il y a quelque chose dans cette forme que prend la responsabilité, dans cette exigence nouvelle que nous avons de prendre en charge notre futur et d’entrer en dialogue virtuel avec les générations futures, qui ne relève pas du mobile, mais du motif, qui ne relève pas de l’obligation, mais de la cause. D’une certaine façon, nous pouvons dire que nous sommes dépassés par ce motif. Il ne nous permet en rien en effet de considérer l’homme dans la nature comme un empire dans un empire, comme si l’humain avait un monde de valeurs à sa disposition qu’il pouvait contrôler à sa convenance. Les choses ne sont pas ainsi et la capacité que nous avons de modifier les normes biologiques, écologiques, biochimiques et même géochimiques de notre environnement, font que d’une certaine manière la nature est
complétée par l’humain, de telle sorte que ce qu’elle est, au moins pour la nature proche, au moins pour Gaïa, dépend de ce que l’humain en fera. Il y a désormais quelque chose d’axiologique dans la structure ontologique de la nature elle-même, quelque chose qui
convoque notre responsabilité, plus que nous la convoquons nous-même.
Pourtant en même temps, par ce motif même, par cette dimension cosmique de l’impératif éthique, nous ne sommes pas simplement soumis à un ordre naturel qui nous dicterait comme une sorte de cause finale, ce que nous avons à faire. C’est tout le contraire,
justement. En un sens nous sommes dépassés par ce motif, justement parce qu’en un autre sens, nous sommes convoqués par une obligation plus élevée qui nous dit de ne pas renoncer à prendre en charge notre futur, de ne pas renoncer à entrer en dialogue avec les générations de demain, et de ne pas renoncer à modeler Gaïa dans cette perspective ! Il n’y a pas de honte à vouloir donner des règles au parc humain, à réfléchir les procédures qui permettront à nos enfants et à la biosphère elle-même de continuer d’exister avec l’humain dans le futur, plutôt que de s’en livrer à Dieu, aux démagogues, ou au hasard !
Un dernier mot à ce sujet et non le moindre : le sens de cette éthique est global, il n’est pas local. Il exige des réponses globales à un problème global. L’approche réflexive que nous appelons de nos vœux requiert, exige un renouvellement des institutions politiques
mondiales. Elle ne saurait se satisfaire d’un droit de révolte sur les micro-pouvoirs, dans la faiblesse néolibérale que prend la réponse de Michel Foucault au problème que nous affrontons. Elle passe non seulement par l’Etat, mais par des institutions inter-étatiques,
comme tel est évidemment le cas pour la communauté européenne que nous considérons comme rien moins qu’un laboratoire vivant pour la mise en place des procédures réflexives que nous avons évoquées. Mais il requiert pourtant en même temps une articulation inédite du local au global, parce que c’est du cœur même du tissu social que naissent les formes de pouvoir sur les générations futures que nous évoquons. C’est au cœur même du tissu social que ce complexe industriel, économique, technologique et biomédical se développe et se renforce de jour en jour, à travers tous nos gestes, à travers toutes nos pensées. Il nous sculpte patiemment, comme Gepetto a sculpté Pinocchio. Le problème n’est pas de revenir en arrière mais plutôt d’affronter les épreuves qui permettrons à Pinocchio de devenir un petit garçon bien vivant, ni augmenté, ni diminué, mais simplement humain, trop humain.
Paul Antoine Miquel, professeur de philosophie contemporaine à l’Université de Toulouse 2, Jean-Jaurès
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