(digital sovereignty)
Depuis environ une dizaine d’années, le concept de souveraineté numérique a pris une place croissante dans le débat public. La souveraineté numérique a fait l’objet d’une prise de conscience de la part des entreprises et des institutions françaises et européennes. La « révolution tactile », entamée en 2007 par Apple avec la sortie de son Iphone, a conforté dans l’Union européenne la position des géants américains du Web (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft – GAFAM, voire les NATU – Netflix, Airbnb, Tesla, Uber) désormais talonnés par leurs homologues chinois (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi – BATX). La réflexion sur la souveraineté numérique est naît du refus de voir les peuples, les communautés d’utilisateurs, les États, les individus de perdre le contrôle de leur destin au profit d’organismes dont l’objectif n’est pas la promotion de l’intérêt général. Nos sociétés deviennent de plus en plus dépendantes de la technologie et des entreprises qui les contrôlent, une tendance qui s’accentue avec le développement des objets connectés, de la robotique et de l’intelligence artificielle. Or dans l’espace numérique, la régulation des activités et comportements dépend davantage des standards et normes techniques que des normes juridiques édictées par les États (Türk1, 2020). Les États se retrouvent à la fois contestés et concurrencés dans l’exercice de leurs prérogatives classiques attachées à la souveraineté.
Définition(s) de la souveraineté numérique
La souveraineté est historiquement un concept théologique. C’est originellement Dieu qui était considéré comme souverain, avec les prérogatives associées à un pouvoir suprême. Mais cette puissance absolue a été progressivement transférée au Pape, puis au Souverain, et enfin au Peuple ou, plus précisément, à l’État. La définition retenue aujourd’hui en droit est celle énoncée par le juriste Louis Le Fur, à la fin du XIX e siècle :
« La souveraineté est la qualité de l’État de n’être obligé ou déterminé que par sa propre volonté, dans les limites du principe supérieur du droit, et conformément au but collectif qu’il est appelé à réaliser ». D’une manière plus générale, la souveraineté est définie comme le pouvoir suprême exercé sur un territoire, à l’égard d’une population, par un État indépendant, libre de s’autodéterminer (Pauline Türk, 2020). C’est donc une notion juridique et politique désignant le caractère indépendant d’un État qui n’est soumis à aucune autorité extérieure autre que celles qu’il a librement acceptées (Wikiberal).
Né dans les années 2000, le concept de souveraineté numérique est mis de plus en plus sur le devant de la scène en cette période troublée de crise sanitaire et économique. En France, il faut attendre 2009 et la ministre de l’intérieur de l’époque, Michèle Alliot- Marie, pour que l’État s’empare du sujet en annonçant vouloir « garantir la souveraineté numérique » et « étendre à l’espace numérique le champ de l’État de droit ». Il existe de nombreuses propositions de définition de la souveraineté numérique. Pour Bernard Benhamou2, elle est la capacité à « maîtriser l’ensemble des technologies, tant d’un point de vue économique que social et politique », et de « se déterminer pour avoir sa propre trajectoire technologique ». Pour Pierre Bellanger, elle correspond à « la maîtrise de notre présent et de notre destin tels qu’ils se manifestent et s’orientent par l’usage des technologies et des réseaux informatiques », ce qui implique « l’extension de la République dans cette immatérialité informationnelle qu’est le cyberespace » et
« l’expression sans entrave, sur les réseaux numériques, de la volonté collective des citoyens ». Le rapport de la commission d’enquête du Sénat sur la souveraineté numérique3, en 2019, la définit comme « la capacité de l’État à agir dans le cyberespace, à le réguler et à peser sur l’économie numérique », ce qui est une « condition nécessaire à la préservation de nos valeurs » impliquant, d’une part, « une capacité autonome d’appréciation, de décision et d’action dans le cyberespace » et, d’autre part, la maîtrise de « nos réseaux, nos communications électroniques et nos données ».
Comme nous pouvons le voir dans les définitions précédentes, la notion de souveraineté numérique est étroitement liée à celle de cyberespace. En effet, à la différence de l’espace physique sur lequel repose la conception traditionnelle de la souveraineté, c’est-à-dire le territoire, la souveraineté numérique repose sur le cyberespace qui ne possède ni frontières, ni distance. Si le cyberespace ne constitue pas un territoire dans le sens physique du terme, une « étendue sur laquelle vit un groupe humain » (Lacoste4, 2003), certains de ses acteurs le perçoivent et l’imaginent « comme leur propriété collective » (Lacoste, 2003). Le cyberespace, concept né au début des années 1980 sous la plume du romancier de science-fiction William Gibson (1984) et adopté par les pionniers de l’Internet pour désigner le nouveau monde créé par l’interconnexion mondiale des systèmes d’information et de communication, ne fait pas l’objet d’un consensus au niveau de sa définition tant au niveau universitaire que militaire. En effet, il compte une multitude de définitions, plus ou moins précises qui reflètent le plus souvent les préoccupations et les intérêts de leurs auteurs (Douzet5, 2014). Ce terme évoque tout à la fois un « monde » virtuel, dématérialisé, sans frontières, anonyme, de liberté, de partage et de communication, mais également un « espace » dangereux et nébuleux dans lequel des comportements réprimés en société peuvent s’exprimer sans répression. Cependant pour améliorer son appréhension intellectuelle, il est généralement représenté, dans la littérature académique, par un modèle sédimentaire en 3, 4, 5, voire 7 couches. Le modèle le plus simple est constitué de trois couches (Kempf et Mazzucchi6, 2015) : la couche « physique » qui regroupe les appareils d’extrémité ainsi que les infrastructures de réseau, la couche « logique » qui comprend les protocoles, les services et les logiciels qui permettent à l’information de circuler et la couche « sémantique », « cognitive » ou « informationnelle » qui rassemble l’ensemble des données ou métadonnées transportées par le réseau. C’est, dans cette troisième couche, qui correspond à celle des utilisateurs, que nous trouvons les éléments du Big Data. Ainsi, Laurent Bloch, Directeur du Système d’Information de l’Université Paris-Dauphine, définit le cyberespace comme « l’ensemble des données numérisées (logiciels et documents textuels, sonores, graphiques ou visuels) disponibles sur l’Internet et des infrastructures matérielles et logicielles qui leur confèrent l’ubiquité » (Bloch7, 2017).
Aujourd’hui de nouveaux termes le concurrencent comme « infosphère », « datasphère » ou « espace numérique ». Alors que le concept de cyberspace est fortement associé aux questions de sécurité et de défense, le terme espace numérique est souvent préféré pour prendre en compte les enjeux économiques, politiques et sociétaux liés à l’interconnectivité. La notion de datasphère, selon Douzet8 (2020), permet, quant à elle, d’englober dans un même concept les enjeux stratégiques liés au cyberespace et plus généralement à la révolution numérique. Pour cet auteur, la datasphère peut se concevoir comme la représentation d’un nouvel ensemble spatial formé par la totalité des données numériques et des technologies qui la sous-tendent, ainsi que de leurs interactions avec le monde physique, humain et politique dans lequel elle est ancrée.
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par Francis Gonzalez
- Türk (2020), « Définition et enjeux de la souveraineté numérique », Les Cahiers français, n° 415, « Comprendre la souveraineté numérique », 114 p.
- Benhamou est secrétaire général de l’Institut de la Souveraineté Numérique (ISN). Il est aussi enseignant sur la gouvernance de l’Internet à l’Université Paris I-Panthéon Sorbonne.
- Rapport n° 7 (2019-2020) de Gérard Longuet, fait au nom de la commission d’enquête, déposé le 1er octobre 2019.
- Lacoste (2003), « De la géopolitique aux paysages », Dictionnaire de la géographie, Armand Colin, 413 p.
- Douzet (2014), « « Cyberespace : enjeux géopolitiques », Hérodote, 152-153(1-2), pp..
- Kempf ,Mazzucchi N. (2015), « Cyberespace et intelligence économique », Géoéconomie, 77(5), pp. 45-58.
- Bloch (2017), « L’Internet, vecteur de puissance des États-Unis ?: Géopolitique du cyberespace, nouvel espace