Connaître, comprendre et agir pour l’humanité future
(Next Humanity) dans le domaine des NBIC
Depuis que s’est formé notre petit groupe de la commission philosophie de NXU, nos échanges n’ont cessé de s’intensifier et de s’enrichir. Partis des conséquences économiques et sociales de l’IA, nous avons élargi nos débats au transhumanisme, au posthumanisme voire à d’autres sujets hors NBIC tels que les conséquences du dérèglement climatique. Ces discussions ont pris une dimension concrète quand Paul-Antoine Miquel nous a invités à convoquer les générations futurespour nous confronter aux répercussions à venir de nos actes.
D’un groupe d’études et de réflexion sur les conséquences sociétales du développement des NBIC, nous nous retrouvons désormais sur un projet autrement ambitieux : faire entrer dans le débat démocratique l’humanité à venir. Une gageure au regard de 2500 ans d’expérience démocratique, n’ayant jamais donné la parole à des individus qui n’étaient pas encore nés !
Pourtant, il y a urgence. Les menaces sur l’existence de l’humanité, réelles ou supposées voire improbables, se multiplient pour les seules NBIC : questions sur l’emploi, robots-tueurs, IA forte, etc. La récente accélération des progrès de l’Intelligence Artificielle surprend jusqu’aux spécialistes du domaine, amenant autant d’interrogations éthiques. Ces dangers potentiels concernent au premier chef nos descendants.
C’est ainsi que notre groupe se trouve investi d’une tâche autrement ambitieuse : porter une éthique de responsabilité de l’existence d’une humanité future dans le domaine des NBIC. Si la tentation est grande d’étendre la réflexion à d’autres menaces, telles que la pollution ou le dérèglement climatique, un souci d’efficacité et de cohérence par rapport à l’expertise du think tanknous pousse à nous concentrer sur le seul (mais déjà immense) champ d’action des NBIC.
Dès lors, notre but consiste à édicter une éthique pratique, que d’aucuns traduiraient par une nouvelle régulation.
Cependant, le juriste Alain Supiot nous rappelle que le fait de penser sous forme de loi n’a rien de naturel. Dans de nombreuses sociétés, comme en Afrique ou en Chine, le ritualisme organise le groupe. Schématiquement, légisme et ritualisme diffèrent comme suit :
Le rituel | La loi |
Appartient plutôt à la tradition orale | Appartient à la tradition écrite |
Le groupe valorise les bons comportements
|
L’Etat encourage les bons comportements |
Le groupe sanctionne des mauvais comportements répétés
Le coupable est soumis à l’opprobre du groupe |
La justice sanctionne les mauvais comportements
Le coupable est en général soumis à une amende ou une peine de prison |
Historiquement, le légisme s’est surtout développé dans les sociétés occidentales et dans les religions monothéistes, quand le ritualisme occupe depuis toujours une place centrale en Chine et en Afrique. Pour autant, la multiplication récente de chartes de bonne conduite s’apparente à une irruption forte du rituel dans notre monde contemporain.
L’éthique pratique que nous proposerons devra se décliner à la fois dans le rituel et dans la législation.
Pour agir, il nous faut comprendreles tenants et aboutissants des dernières évolutions techniques. Nous devons aussi disposer d’un panorama de l’état de l’art et connaîtreles dernières innovations.
Connaître, Comprendre et Agir pour l’humanité à venir, tel est le triptyque sur lequel doit se construire notre démarche.
Emmanuel Bertrand-Egrefeuil
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Merci pour cette analyse. Une question cependant. La multiplication des chartes est-elle le signe d’un retour du ritualisme, si la charte est un acte juridique ?
Merci. A Supiot définit ainsi le ritualisme : « le ritualisme constitue sans doute la forme d’organisation la plus ancienne et pendant longtemps la plus répandue de l’humanité » (La Gouvernance des nombres, Fayard, 2015, p. 82). Puis, il précise : « l’ordre rituel prescrit des façons de se comporter ajustées à la diversité des relations interpersonnelles qui tissent la société, à commencer par celles qui sont tenues pour cardinales – père/fils, souverain/sujet, […] – d’où dérivent ensuite les rites à observer dans tous les autres types de rapports : des plus proches (le voisinage, l’école) aux plus éloignés (la patrie, voire l’humanité entière). » (Ibid. p 83)
Pour être tout à fait exact, il ne parle pas explicitement des chartes. Les chartes, ou dans le même ordre d’idées, les traités internationaux « non contraignants », sont des engagements vis-à-vis du reste de la communauté nationale, internationale, voire de l’humanité toute entière. L’opprobre du groupe ou de la communauté internationale, seuls, sanctionnent (!) leur transgression… Ils appartiennent, de ce fait, au ritualisme.
Leur « valeur » juridique est pratiquement réduite à néant par l’absence de contraintes. J’ai souvenir d’un avocat spécialisé dans le droit des entreprises qui expliquait qu’en l’absence de conséquences ou pénalités explicitées, les engagements contractuels n’avaient aucun intérêt, ou à tout le moins aucune valeur.
Supiot ne parle pas d’un retour du ritualisme. En revanche, il constate deux mouvements :
– le glissement progressif d’un dualisme droit/devoir vers une revendication des droits, à la fois dans le légisme et dans le ritualisme : « dans nos sociétés, la lutte pour le droit à la reconnaissance, en laquelle certains auteurs voient un deuxième âge de la justice sociale, se tradui(t) par une revendication de droit. Le respect est alors revendiqué comme un droit individuel plutôt que comme un devoir inhérent à la vie en société. Des inflexions similaires se manifestent dans les sociétés dominées par le ritualisme : la loi n’est pas ignorée mais elle se trouve chargée d’autres colorations » (Ibid. p 85-86). Même s’il ne le dit pas, cette progression de l’individualisme pourrait affecter plus fortement le ritualisme : « dans une société régie par le droit, (la règle) se présente comme donnée objective, extérieure à l’individu, tandis que dans le ritualisme elle se présente comme une manière d’être, intégrée par lui. » (Ibid. p. 83-84) Le ritualisme s’oppose par nature à l’individualisme : « le ritualisme repose, dans la tradition confucéenne, sur un travail d’ascèse consistant à ‘vaincre son ego’. Chacun doit intérioriser la primauté de la société sur l’individu, dans la régulation des relations humaines » (Ibid. p.84) Le livre ne fait pas l’objet de cet antagonisme, mais on imagine que des analyses sociologiques de la société chinoise le montrent, par exemple.
– le glissement du légisme vers la contractualisation : le contrat remplace progressivement la loi, l’autonomie se substitue à l’hétéronomie. A. Supiot parle de féodalisation des rapports. Le contrat établi entre 2 personnes suppose un déséquilibre qui conduit à la dépendance : « Au périmètre de l’échange et à celui de l’alliance, le droit des contrats ajoute donc désormais celui de l’allégeance, par laquelle une partie se place dans l’aire d’exercice du pouvoir d’une autre. » (A. Supiot, la contractualisation de la société, Courrier de l’environnement de l’INRA, n°43, mai 2001)