Science, vérité et démocratie[1]
Le monde a besoin de vérité, de science et de démocratie. Il n’y a pas de démocratie sans vérité, pas de politique de la vérité en dehors de la démocratie, pas de vérité sans la science, pas de science sans la norme de la vérité. Mais dans les faits, vérité, science et démocratie sont encore à la recherche de leur formule sociale.
Déchéance de scientificité
Sur Internet, par les réseaux sociaux, parfois dans les médias, se diffusent toutes sortes d’idées qui ont pour dénominateur commun de contester la science (officielle) sans être confirmée par elle. En voici un florilège, qui date de quelques années : en 2050, le monde va s’effondrer si le réchauffement climatique n’est pas contenu ; les vaccins sont dangereux pour les enfants ; les ondes du téléphone provoquent le cancer. Le phénomène est mondial. Aux Etats-Unis, le créationnisme est florissant : Dieu a créé la Terre il y a 6 000 ans, les animaux et les hommes au 6ème jour[2]. Mais le pays de Descartes n’est pas en reste. Selon une étude récente du CNRS et de Sciencespo Grenoble, respectivement 48% des collégiens catholiques et 72% des jeunes musulmans pour qui la religion est importante pensent que Dieu a créé directement les espèces vivantes. Et pour l’ensemble de la population, près de 1 français sur 10 estiment qu’il ne serait pas impossible que la Terre soit plate (platisme), 1 sur 3 ne croit pas que les vaccins soient sûrs, 21% sont perméables aux thèses complotistes, 11% pensent que le charbon est moins polluant que l’atome.
Tous ces exemples ne sont sans doute pas du même ordre puisque s’y mélangent de l’anti-science et ce qu’on peut nommer l’alter-science. Soutenir que la Terre est plate est une contre-vérité scientifique (anti-science) : professer la collapsologie (collaps : qui s’effondre d’un seul coup) est une conjecture non scientifique sur la base d’éléments scientifiques (alter-science). Mais ils attestent la montée d’un nouvel obscurantisme qui signe la fin des Lumières qui reposaient sur la certitude de pouvoir distinguer entre le savoir et la croyance, la raison et l’irrationnel. La vérité et la liberté devaient marcher d’un seul pas et d’une même allure qu’on appelait alors le progrès : c’est la vérité qui libère, l’ignorance qui aliène. L’humanité n’est accablée que par le poids des préjugés. Or le seul moyen de les vaincre et de rendre les hommes libres, individuellement et collectivement, est de favoriser l’usage critique de la raison et l’essor des sciences. Raison, donc savoir, donc vérité, donc liberté. L’équation était heureuse.
Mais ce projet est en panne ou en crise. Dans un monde complexe et incertain, en résonance perpétuelle avec chacune de ses parties (mondialisation), les peurs s’emparent des esprits et paralysent la pensée. Internet est devenu (aussi) un puissant amplificateur d’irrationalité : égocentrisme, fausses nouvelles, informations falsifiées, réfutation des faits, refus du savoir. L’information coule à flot continu (plusieurs milliards de giga-octets de news chaque jour), sans hiérarchie ni instance légitimante. Toutes les représentations du monde sont en concurrence frontale. Dans ce contexte de dérégulation de l’information, la crédulité l’emporte sur la rationalité. On serait ainsi passé à l’âge de la « post-vérité ». Ce concept élu mot de l’année en 2016 par le Dictionnaire d’Oxford désigne cette situation où « les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles ». Et finalement, « dans ces conditions, le partage du vrai et du faux devient inessentiel ». Ce n’est pas l’ère du mensonge généralisé mais celui où le partage du vrai et du faux n’est plus opératoire et devient même insignifiant. Les algorithmes des réseaux sociaux reposent sur des biais cognitifs qui cherchent non pas à juger ce qui est vrai ou faux, mais, comme c’est désormais bien connu, à faire rester le plus longtemps l’utilisateur sur les plateformes. Et pour ce faire, ils exacerbent les opinions personnelles, enferment chaque individu dans le cercle de ses préférences, construisent des ennemis imaginaires, mettent en avant non pas les contenus les plus sérieux mais les plus émotionnels, et déclenchent finalement une violence outrancière et des déchaînements accablants de haine.
Notre société, croit-on, est celle de la connaissance. Mais sans idéaliser le passé (l’ère de la vérité ne fut d’hier ni d’aucun temps), sans ignorer notamment le poids des idéologies, il faut s’aviser aussi que la révolution numérique peut fabriquer de l’ignorance[3]. On peut être saturé d’information et pauvre en savoir. La connaissance ne se mesure pas à la quantité de données et à la vitesse instantanée de leur transmission. Ou plutôt, « la transmission des connaissances a toujours impliqué la présence d’une autorité et donc d’une certaine verticalité institutionnelles »[4]. Or la société numérique est radicalement horizontale : Internet permet de diffuser un contenu quel qu’il soit et de le publier sans avoir à en demander le droit à quiconque. Un personnage d’un roman récent d’Umberto Eco fait cette remarque : « Les réseaux sociaux ont donné le droit à la parole à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar… On les faisait taire tout de suite alors qu’aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel »[5]. Dans la blogosphère, chacun dispense ses certitudes autocratiquement et se considère comme la « mesure de toutes choses, de celles qui sont comme de celles qui ne sont pas » (Protagoras), et surtout, pourrait-on ajouter, de celles qui ne sont pas, le vrai comme et en même temps que le faux, indifféremment. Dès lors, la science devient une croyance comme une autre, et donc ma croyance est une option alternative à la science : une théorie scientifique n’a pas plus de valeur qu’une théorie non scientifique, une hypothèse scientifique qu’une hypothèse farfelue. Des chercheurs américains[6] ont ainsi montré comment Internet a permis aux prosélytes de l’intégrisme dans le monde entier, de prospérer et de proposer des involutions obscurantistes. Le vice-président américain était un créationniste. Et le pays qui compte les universités les plus prestigieuses et le plus grand nombre de prix Nobels avait élu un président qui réduisit « au silence les sciences du climat et de l’environnement »[7], s’est employé à supprimer toute forme de régulation (environnementale, sanitaire, financière), gouvernant par tweet en multipliant les fake-news.
Ainsi le développement techno-scientifique n’a pas sa traduction politique, contrairement à l’utopie des Lumières. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », disait Rabelais dans son Pantagruel. Le savoir sans la réflexion qui permet son appropriation est vaine. Mais conscience sans science n’est que ruine de la raison et de la démocratie. Autrement dit, la place de la science dans la société de la post-vérité est clairement posée. Si un monde commun et une démocratie sont impossibles durablement dans l’indifférence à la différence du vrai et du faux, alors la science a un rôle de premier plan à jouer dans l’avenir du monde, pour autant que la science entretient un rapport sinon à la vérité du moins au vrai (à la production d’énoncés vrais).
Mais quelle science et qui au nom de quelle science ? Car la situation est confuse. Il y a d’abord l’anti-science, principalement l’idéologie religieuse, qui voit dans la science une force anti-spirituelle, réductionniste, matérialiste qui nie la connaissance religieuse fondée sur le texte sacré. Mais il y a aussi une anti-science, lointainement issue du Romantisme qui dénonçait (avec les Lumières) dans la science un rapport abstrait au monde (la raison contre l’imagination, le savoir contre la foi, l’entendement contre l’intuition), politiquement plutôt de droite ou conservatrice. Il y a aussi une anti-science de gauche qui soupçonne toujours le discours scientifique de refléter l’idéologie des groupes dominants. Mais il y a aussi l’alter-science, càd un discours à valeur ou prétention scientifique, produit par des savants, des experts ou des individus ayant une culture scientifique mais en dehors des circuits institutionnels de la science. Et là encore, plusieurs cas sont possibles : le savant qui s’exprime sur un problème scientifique en sortant de son champ strict de compétence pour soutenir un mouvement d’opinion[8] ou le savant qui utilise ses connaissances pour contredire des conclusions scientifiques partagées[9]. Enfin, il y a un relativisme généralisé qui affecte notamment le champ de l’épistémologie et plus particulièrement celui des sciences humaines et sociales. Non seulement toute théorie scientifique est relative, mais la prétention à l’universalité de la théorie est factice et condamnable : l’objectivité est un leurre (fiction du point de vue nulle part) et finalement l’universalité une norme occidentale à déconstruire.
On le voit, le défi est immense : que peut et doit être la science dans une société démocratique ? La science est un enjeu politique majeur, parce qu’elle est au cœur de l’économie (croissance) et de sa régulation, par/pour la recherche et le développement. Aussi est-elle facilement instrumentalisée, de tous côtés. Le paradoxe est à son comble : la science n’a jamais été aussi décisive pour l’avenir de l’humanité et peut-être n’avons-nous jamais été aussi incertains de ce qu’elle signifie. Rien de plus urgent donc que de réfléchir à la science, à son rôle en démocratie, à une politique de la vérité.
Vérité scientifique et post-vérité
Un ancien déporté et rescapé des camps nazis accepte de témoigner, encore et toujours malgré l’âge et la fatigue. Son témoignage vaut à la fois mémoire et histoire : mémoire des survivants et des disparus (mémoire vivante des morts), et histoire de la réalité des camps. Rien ne peut remplacer un tel témoignage. Et tout commentaire, toute parole pour introduire à cette parole unique risque d’être déplacée. Les camps ont existé, l’extermination (des Juifs, des tsiganes, des homosexuels) est un fait historique avéré. Et pourtant cela n’a pas empêché le négationnisme. Le négationnisme consiste à nier la véracité d’un fait. Il y en a de plusieurs sortes qui circulent aujourd’hui sur les réseaux sociaux : négationnisme environnemental, sanitaire, climatique. Mais le premier fut le négationnisme historique, consistant dans deux thèses : (1) l’extermination nazie n’a pas été aussi massive qu’on le dit ; (2) l’extermination est une invention (d’un complot mondial juif).
La question qui se pose est celle-ci : comment le faux peut-il prendre la place du vrai, comment produire le mensonge en la faisant passer pour la vérité ? Face à cette falsification du vrai ou à la véridicisation du faux, on peut espérer que la science se dresse comme un garde-fou. La science est cette activité qui consiste à produire des énoncés vrais et donc c’est elle encore qui doit et peut corriger les faux énoncés : puissance véritative et valeur éthique de la science. Mais la science peut-elle quelque chose contre la prolifération du faux ?
On a l’habitude d’opposer en philosophie le savoir à l’opinion (doxa), la croyance, l’illusion, le mensonge, qui sont autant de figures du faux. Depuis le Théétète de Platon, on définit le savoir ou la science comme une “croyance vraie justifiée”. Savoir c’est toujours croire que p. Impossible de savoir aussi sans croire que p est vrai. Et ce qui fonde la croyance que p est vrai est une justification reposant sur des raisons en droit universellement partageables.
Mais l’opposition entre le savoir et le faux est peut-être trop simple. Le faux peut prendre la forme du savoir : le faux savoir imite le savoir. Ainsi du négationnisme. Il détourne à son profit des attitudes épistémiques (le doute, la critique des documents, des preuves), la légitimité attribuée au discours scientifique. La science dissipe les illusions : le négationnisme prétend réviser l’histoire officielle, ou réinformer le public contre la désinformation historique. Ainsi le négationnisme a eu dans les années 70-80, ses colloques, ses recherches, ses revues, au même titre que la science la plus académique. Par exemple les Annales d’histoire révisionniste ont utilisé tout l’appareil des sciences sociales les plus positivistes, accumulant tableaux, chiffres, et reproduisant même la typographie des Annales[10]. Le révisionnisme est une fausse histoire. Il a été scientifiquement discrédité. Mais il continue de nourrir la théorie du complot qui va bon train sur Internet. Et c’est peut-être là le phénomène le plus inquiétant.
En effet le révisionnisme, le complotisme se développent dans le contexte que depuis peu, comme on l’a déjà évoqué, on nomme “post-vérité” ou ère post-factuelle. Pour en saisir toute l’originalité, on peut la distinguer du statut de la vérité dans un régime totalitaire. G. Orwell a décrit cette situation dans 1984. La vérité objective disparaît par l’instauration d’une domination totale. Ou plutôt, la vérité s’identifie avec la vérité du chef, du parti, de la propagande du parti : en URSS, l’unique journal s’appelait précisément La Pravda (la vérité). Si le parti dit que 2+2 sont 5, alors tout le monde doit le croire. Et si le parti change d’avis, la vérité aussi (2+2 = 3). La destruction de la vérité vient d’en haut, du sommet de l’Etat et la vérité est malléable, au gré des fluctuations idéologiques. Mais la post-vérité, c’est encore autre chose qu’une propagande en faveur d’une idéologie qui impose la vérité par la terreur. C’est un moment historique où disparaît l’idée de vérité elle-même. La vérité objective cesse d’être une norme du discours. La différence entre le vrai et le faux devient insignifiante.
La science, mais l’entendement commun aussi, associent la vérité et le fait. Un fait n’est pas nécessairement vrai ou du moins sa vérité demande à être analysée, contextualisée, théorisée, selon le type de science qu’on pratique. Mais il est vrai que c’est un fait, et un fait est un fait. On peut le nier, feindre de l’ignorer, mais il existe bel et bien. On dit aussi que les faits sont têtus. Or la post-vérité envoie les faits se faire balader. Elle considère que les faits sont de la foutaise ou plutôt qu’il n’y a pas de faits. Kellyane Conway, l’attachée de presse du président Trump avait parlé de « faits alternatifs ». On peut inventer des faits, par une communication agressive (réseaux sociaux), réductrice (tweet) et baratineuse (like). Le bullshiter ou adepte de la post-vérité n’est pas un menteur. Le menteur connaît la vérité. Il a besoin de la vérité pour construire son mensonge et il trompe ses interlocuteurs en abusant de leur confiance dans la vérité. Le bullshiter ne vise ni le vrai ni le faux mais situe le discours dans un espace où la question du vrai et du faux est elle-même hors-jeu. Il parle beaucoup mais de manière non pertinente, non conséquente, passant du coq à l’âne, professe toujours des énoncés vagues, imprécis, n’a aucun souci de logique ou de cohérence. Il dit n’importe quoi, quand ça l’arrange. Plus caractéristique encore de la post-vérité que le tweet, il y a le retweet qui fait circuler le tweet, lui laisse produire des effets en chaînes, sans dire s’il est vrai ou faux.
Certes il serait naïf de croire que, dans le passé, la vérité et la véracité régnaient dans les discours. La rumeur a toujours été une arme de communication. Il y a eu des mensonges d’Etat, des fausses déclarations, des mises en scènes officielles qui sont autant d’anticipation des fake news d’aujourd’hui (fausses informations, tromperies, falsifications délibérées). Mais la post-vérité, si elle s’alimente de ces pratiques s’en distingue malgré tout par l’incroyance au partage du vrai et du faux. S’il n’y a pas de faits, ou si l’on peut s’inventer des faits alternatifs, alors c’en est fini de la preuve. Un fait ne prouve rien ou ne peut servir à réfuter aucune assertion[11].
Mais la post-vérité, si on la prend au sérieux, a des conséquences sur la science elle-même. Ou du moins la science n’est pas épargnée par cette ambiance de foutaise médiatico-politique. H. Arendt dans son essai « Vérité et politique » dans la Crise de la culture cite ce mot de Clémenceau qu’on interrogeait sur les responsabilités de l’Allemagne dans la Première Guerre mondiale : « Ca, je n’en sais rien, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’ils ne diront pas que la Belgique a envahi l’Allemagne ».
L’Allemagne a envahi la Belgique et non le contraire, c’est un fait. Et ce fait permet de formuler l’énoncé vrai : “l’Allemagne a envahi la Belgique”. Pourtant le fait peut-il être la pierre de touche des énoncés, si le fait est toujours interprété, construit ? Jusqu’où le fait est-il indépendant du discours, de la théorie ? Et surtout que peut-être la science dans une société qui se rend indifférente à la vérité ? La science peut-elle se dresser contre la post-vérité ? Elle le devrait sans doute. Mais le peut-elle et comment, si elle est elle-même le lieu de fraudes, de production du faux ?
Aujourd’hui, à l’heure d’Internet, on constate une augmentation de l’altération des données, du plagiat, de la non-vérification des sources, des résultats, la perturbation des procédures d’évaluation des articles scientifiques (fausses identités, évaluateurs favorables) — une nouvelle industrie éditoriale, comme l’entreprise indienne OMICS international commercialise plus de 700 publications “scientifiques” où les articles sont acceptés en quelques heures moyennant finances, propose des certificats de conférence trafiqués —, le contrôle de l’industrie sur les connaissances avec des conflits d’intérêts. L’épistémologie s’est concentrée, depuis le Cercle de Vienne et depuis K. Popper, sur le problème de la démarcation : comment distinguer ce qui est science et ce qui ne l’est pas ? La réponse poppérienne bien connue, elle-même contestable et contestée, est la falsifiabilité. Un énoncé est scientifique s’il peut être soumis à une expérience susceptible de l’infirmer. La possibilité d’une réfutation est le critère de la connaissance scientifique.
Mais aujourd’hui, la multiplication des centres de recherches, la pression socio-économique de l’innovation, ont fait de la science un marché mondial. Dans cette situation, non seulement l’idéal spéculatif de la science désintéressée s’efface, mais les pratiques contestables se multiplient. Il ne s’agit pas toujours de fraude caractérisée, comme par exemple la soi-disant découverte en 1910 d’un fossile composé d’un crâne humain et d’une machoire de singe (homme de Piltdown) — un pur et simple canular —, ou l’étude sur les jumeaux en 1970 du psychologue Cyril Burt concluant à l’hérédité de l’intelligence. Il y a des fraudes “molles”, quand certains laboratoires ajoutent ou retranchent des données pour atteindre un seuil statistique signifiant. Il y a aussi le coût économique nécessaire pour compléter des résultats insuffisants ou pour refaire des expériences dont les résultats sont surprenants. L’hyper-compétitivité entre les chercheurs dépendent de laboratoires qui dépendent de financements publics et/ou privés : tout laisse craindre que le phénomène de la fraude scientifique ne fasse qu’augmenter. Dans une enquête de Nature, 33% des chercheurs (sur 50% de répondants) ont reconnu avoir cédé à des « pratiques non déontologiques ». Entre 1975 et 2012 le nombre du retrait d’articles pour fraudes a été multiplié par 10.
C’est bien sûr “l’éthique de la recherche” qui est corrompue — les jeunes chercheurs peuvent être incités assez vite à fabriquer des vérités, des résultats, impeccables pour avoir accès à la publication, obtenir la reconnaissance et garantir les financements. La mondialisation impose une sorte de fast science, alors que la vérité exige une slow science : la recherche fondamentale n’obéit pas à la même temporalité que l’impératif économique de croissance et de rentabilité immédiate. Et en même temps, c’est la visée de la science (vérité ou connaissance objective) qui est mise à mal. Enfin, au moment où l’époque des risques majeurs sur le climat, les pollutions, le transhumanisme, etc., qui exigeraient des certitudes fortes, on assiste à une défiance à l’égard de la science. On a besoin de plus de science et de plus de confiance dans la science. Mais le brouillage entre le profit économique et la connaissance scientifique est en quelque sorte institutionnalisé. L’Union européenne a fixé en 2000 comme stratégie ou politique de la science « une économie de la connaissance la plus compétitive économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ». Derrière le prétexte du développement durable et la justice sociale, c’est bien un horizon économique qui est assigné aux sciences. Ainsi ont été mis en place des dispositifs pour détecter et favoriser les savoirs les plus économiquement rentables, au détriment de la production de savoirs solides susceptibles de recevoir la confiance des populations. La post-vérité peut donc aussi s’analyser comme l’externalisation négative du néo-libéralisme.
Auteur :
Laurent Cournarie – Professeur de philosophie – Chaire Supérieure – Première supérieure – www.laurentcournarie.com
[1] Nous nous sommes principalement appuyés dans cet article sur l’ouvrage collectif : Les sciences contre la post-vérité, édition du croquant, 2019.
[2] Les dinosaures et les hommes ont donc été contemporains, alors que la paléontologie pose un écart de 65 millions d’années.
[3] Pour une thèse opposée, cf. Manuel Cervera-Marzal, Post-vérité, pourquoi il faut s’en réjouir.
[4] Cambier, « Les nouveaux réseaux de l’obscurantisme ».
[5] Numéro zéro, 2015.
[6] S. Blancke et P. Kjaergaard, « Creationism invades Europe », Scientific American, oct. 2016.
[7] D. Bourg, Une nouvelle Terre, DDB, 2019, p. 9.
[8] Cf. le professeur Montagné, récemment disparu, prix Nobel de médecine pour la découverte du VIH en 2006, devenu un anti-vaccin convaincu, ce qui lui a valu un rappel à l’ordre de l’Institut.
[9] Cf. Cl. Allègre, géochimiste de formation, défenseur précoce du climato-scepticisme.
[10] Revue d’histoire et de sciences sociales, fondée en 1929 par Marc Bloch et Lucien Febvre, la plus prestigieuse dans le monde francophone.
[11] La post-vérité a peut-être sa version philosophique. C’est le soupçon que fait le philosophe Pascal Engel (Les vices du savoir, Agone, 2019) après d’autres, en soulignant la paternité du post-modernisme dans l’avènement de la post-vérité, soit la déconstruction de toutes les valeurs comme obstacles à la liberté. Il faudrait même remonter à Nietzsche qui est peut-être moins une philosophie qu’une alternative à toute la philosophie, si on en retient deux idées : (1) Le faux est une dimension constitutive et affirmative de la vie : vivre c’est jouer avec les apparences. L’opposition du vrai et du faux, le primat du vrai sur le faux, le désir de vérité à tout prix qui caractérisent la métaphysique et la science sont des attitudes qui expriment une volonté négative, contre la vie ; (2) Il n’y a pas de faits, rien qu’une interprétation des faits.
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