À plusieurs reprises, lors de nos réunions de la Commission philosophie, s’est posée la question de savoir si les interrogations soulevées aujourd’hui par les NBIC n’étaient pas, finalement, les mêmes que celles qui agitaient les débats des anciens Grecs. A l’instar d’un voyage initiatique dont on méconnaît la durée comme l’issue, un sujet semblable s’appréhende par étapes. Dans un premier temps, nous prendrons le chemin à rebours. Nous examinerons ces découvertes scientifiques récentes, par exemple dans la paléontologie, la biologie ou la sociologie, qui répondent, au moins en partie, à des questions qui préoccupent l’homme depuis toujours.
Quel est le propre de l’homme ?
Pendant longtemps, nul ne s’est préoccupé de la distinction entre l’homme et les animaux. La réponse allait de soi. Elle se trouvait dans l’Ancien Testament, dans le Livre de la Genèse (2.19) : « L’Eternel Dieu dit: Il n’est pas bon que l’homme soit seul; je lui ferai une aide semblable à lui. L’Eternel Dieu forma de la terre tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les fit venir vers l’homme, pour voir comment il les appellerait, et afin que tout être vivant portât le nom que lui donnerait l’homme. ». Dieu avait créé l’homme à son image, les animaux l’accompagnaient. La Théorie de l’Evolution de Charles Darwin mettra un terme à cette différence originelle. Le singe est devenu subitement un lointain cousin de l’homme. Puis, les paléontologues nous ont appris que les hominoïdes, regroupant les grands singes (orang-outan, gorille et chimpanzé) et les espèces du genre homo, partageaient des ancêtres communs, apparus il y a près de 25 millions d’années. Début des années 2010, l’analyse génétique d’un fragment de phalange retrouvé dans la grotte de Denisova en Géorgie a sonné comme un coup de tonnerre. Les Denisoviens appartiennent à une espèce disparue du genre homo, inconnue jusque-là, dont 3 à 5% des gènes se retrouvent chez les Mélanésiens et les Aborigènes d’Australie d’aujourd’hui. Des recherches parallèles sur l’ADN de l’homme de Neandertal ont démontré que les Européens et les Asiatiques ont de 1,5 à 2,1 % de gènes communs avec les Néandertaliens. Alors qu’une espèce se définit par des individus capables d’engendrer une descendance féconde, il y bien a eu reproduction entre homo sapiens et homo denisova, ainsi qu’entre homo sapiens et homo neandertalensis. La notion d’espèce humaine est elle-même battue en brèche ! Enfin, on sait depuis peu que, dans le buisson du vivant, qui représente les ramifications de l’évolution, la carpe, qui est un poisson osseux, est plus proche de l’homme que du requin, à la fois par ses caractères distinctifs (taxonomie) et par son ADN (génétique).
L’homme contemporain, homo sapiens, ne se caractérise pas non plus par la bipédie. Son cousin du genre hominidé, homo erectus, se déplaçait sur ses deux jambes.
Bergson expliquait que l’homme contemporain est moins homo sapiens que homo faber (lat. homme constructeur), par sa capacité constante à inventer de nouvelles techniques. Cependant, l’observation de singes utilisant des bâtons pour attraper des fruits ou des insectes, ou pour sonder la profondeur d’une mare, a montré que l’outil n’est pas une spécificité humaine. En 2015, des pierres taillées ont été découvertes, remontant à 3,3 millions d’années, soit 500 000 ans avant l’apparition supposée du premier représentant du genre homo.
L’homme n’est pas, non plus, le seul être à avoir conscience de lui-même. Réunis à l’Université de Cambridge, en Angleterre, le 7 juillet 2012, treize neuroscientifiques de renom ont signé un manifeste, revendiquant l’existence de « conscience » chez de nombreux animaux. Depuis, des mouvements antispécistes, opposés à une distinction entre espèces, militent toujours plus activement pour une reconnaissance des droits des animaux.
Rabelais fait dire à Gargantua que « le rire est le propre de l’homme ». Les éthologues délibèrent encore sur les rires de certains singes : s’agit-il de rires ?
Enfin, dans Par-delà le Bien et le Mal, Nietzsche décrivait l’homme comme «un animal dont les qualités ne sont pas encore fixées. »
D’après l’historien Yuval Noah Harari, une caractéristique propre à Homo sapiens résiderait dans la mutation génétique intervenue il y a environ 70 000 ans, qui aurait produit une révolution cognitive. Selon l’auteur, notre aïeul aurait ainsi pu conceptualiser des notions abstraites, issues de son imagination, telles que les dieux, les nations, les entreprises, la monnaie, la loi. Cette nouvelle capacité à appréhender le monde lui aurait permis de coopérer avec un grand nombre de ses congénères. Elle serait à l’origine de l’éviction progressive de l’homme de Neandertal, tout aussi habile et intelligent que notre aïeul, plus fort physiquement, mais incapable de s’organiser en groupes de plus de 150 individus. Grâce à cette capacité unique dans le vivant, l’homme aurait pu se lancer dans de grands projets, comme la construction des pyramides ou la conquête de l’espace.
Si cette hypothèse se confirmait, elle constituerait à l’évidence une révolution philosophique.
Emmanuel Bertrand-Egrefeuil, Informaticien, ancien directeur de Collection Fantasy
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