Introduction à l’éthique :
La morale sans prétexte moral
A propos de la morale, on se croit parfois bien inspiré de se tourner vers la philosophie. Pourtant les hommes n’ont pas attendu les philosophes pour vivre et peut-être agir moralement. Que peut donc en dire la philosophie si elle ne peut avoir la prétention d’inventer la morale ? Même la philosophie n’est-elle pas nuisible à la morale commune ? On peut se demander ainsi avec le philosophe Bernard Williams si la philosophie morale ne perturbe pas nos évaluations éthiques, si les catégories de la théorie morale (comme les concepts d’obligation, de devoir, de bien, de bon) ne sont pas trop étroits pour comprendre et décrire nos pratiques, si la théorie ne travestit pas la vie morale telle qu’elle se vit et se réfléchit dans ses concepts « épais » (thick) comme fidélité, courage, etc.. Il y a une épaisseur, une variété, une richesse de la vie morale que l’étroitesse (thin) des concepts de la philosophie morale néglige ou trahit[1].
Cet avertissement philosophique contre la philosophie morale n’est pas inutile. Il permet de poser d’emblée la seule question fondamentale sur la morale : « existe-t-il une connaissance éthique »[2] et, si on en suppose la possibilité, où en chercher la source : dans les mœurs (sociologie), la religion (éthique des commandements divins), la raison (Kant), l’imagination (Pascal) ou les passions (Hume)… ?
Le doute se mêle aussi de prudence car il s’agit de se frayer un chemin entre ceux qui appellent un retour de/à la morale[3] et ceux qui pratiquent l’inflation discursive de la revendication éthique dans la société civile[4] et « jusque dans les finances et les affaires »[5] : l’éthique est désormais au cœur de l’entreprise (on “manage“ avec des valeurs), même le capitalisme peut se dire moral. Deux écueils sont en effet à craindre : le repli dans le moralisme (ou dans la « moraline » selon le mot de Nietzsche) qui ne sait que “faire la morale” ou, au contraire, après le discrédit de la morale, l’indifférenciation dans un « tout éthique » (l’éthique est et doit être partout : à l’hôpital, dans l’entreprise, à l’école, au supermarché…). De fait, ce retour de/à la morale est le signe d’un désir d’ordre, dans une société en perte de repères — de sorte que la dite “postmodernité“, d’une manière inattendue, prendrait un visage éthique, tant il paraît « pressant d’assigner de nouveau à la vie humaine — individuelle et collective — des fondements prescriptifs stables, des valeurs et des fins clairement définies »[6]. Il faut réenchanter éthiquement le monde après le modernisme critique, ici en valorisant l’autorité de la loi (discours de droite) en mobilisant les valeurs religieuses de l’obéissance ou les valeurs séculières de la solidarité, de la démocratie participative (discours de gauche) ; là en réévaluant les valeurs de la sollicitude (ethics of Care, Care ethics)[7].
Pour autant, nul ne peut nier la nécessité de la morale. Nécessité sociale d’abord car il n’y a pas de vie collective sans valeurs partagées, sans modèles prescriptifs : de fait toute société développe des mœurs et encadre ces mœurs par des systèmes de normes qui elles-mêmes engagent des valeurs.
Mœurs | Normes | Valeurs |
Pratiques culturelles (Comment les individus agissent ?) |
Règles conventionnelles prescrivant ce qui est permis et défendu | Idéaux ou principes de justification des normes |
Nécessité proprement éthique ensuite, puisque la morale constitue un lieu commun de l’humanité, voire le lieu d’un accomplissement de l’humain en l’homme (vertu). De fait, nul homme ne peut vivre ni ne croit devoir vivre sans être capable de se représenter les critères d’une évaluation axiologique de l’action, d’une vie mauvaise ou bonne, pire ou meilleure, sans la conscience que certaines choses méritent d’être choisies par elles-mêmes, qu’il y a des actes qu’il est requis d’accomplir et d’autres dont il est requis de s’abstenir, qu’il y a donc, comme disait Cicéron, de l’honnête ou de l’honorable (qui définit la moralité) et du malhonnête ou de l’indigne. Aucune société ne tient pour indifférentes toutes les actions des individus. Ainsi la morale est encore une possibilité de la vie. Il y a une vie morale ou une forme morale de la vie. La vie morale n’est pas nécessairement un amoindrissement, une négation de la vie, mais peut être proposée comme une forme d’excellence où la vie cherche à s’accomplir sur un mode original : elle n’est pas nécessairement l’ennemi le plus acharné de la vie. C’est ce que développe, à partir d’Aristote ce qu’on nomme désormais l’« éthique des vertus ».
Enfin ce serait se mentir à soi-même que de prétendre vivre en-deçà ou par-delà le bien et le mal, ou du moins indifféremment à toute différenciation de la vie et de l’action en termes de valeurs. Il ne sert à rien d’affecter de l’indifférence à ce qui constitue sinon une forme de vie, du moins à ce qui ne cesse d’occuper nos vies. La morale ne nous apparaît pas toujours primordiale (parce que nous sommes intéressés à des projets plus urgents) mais cela ne suffit pas à l’effacer de l’horizon de nos vies. Toute action n’est pas morale, mais il y a des circonstances où il est impossible de faire abstraction de la morale, il y a des situations où nous devons, ou du moins nous avons conscience de devoir décider ou agir moralement. Le monde n’est pas moral (le mal triomphe, le juste est condamné ou méprisé, etc.) : l’écart entre l’être et le devoir-être est peut-être même la condition formelle de la morale. Mais c’est aussi la condition d’un sens humain du monde : le monde sans éthique serait simple nature (des phénomènes liés par les lois de la nécessité et du hasard — ce que fut le monde avant l’émergence du genre Homo et ce qu’il sera après sa disparition). Peut-être est-il pressant de développer l’éthique animale, d’ouvrir l’animal à la considérabilité morale, mais un monde où les animaux que nous sommes ne seraient pas devenus les hommes qu’ils sont, serait un monde dépourvu de moralité. Du moins la question se pose de savoir où commence la morale, ou plutôt quelle en est la condition et si, commençant avec l’humain, elle ne concerne que les humains.
Donc qu’on le veuille ou non, on pense toujours de manière éthique, c’est-à-dire en termes de valeurs, d’obligations et de normes. Simplement nous ne pensons pas toujours les principes de nos actes. La moralité est un fait, un fait évidemment spécifique et même paradoxal puisque son contenu est normatif (fait-norme, fait normatif). Du moins à défaut même de faits moraux, il y a une interprétation morale de certains faits (Nietzsche). Donc le seul problème intéressant n’est pas de savoir si la morale doit exister ou non car la morale est de fait une réalité, mais si nous sommes capables de clarifier les termes moraux dans lesquels nous pensons nos vies et nous agissons.
Mais quelle forme doit prendre la clarification ? Peut-elle aller jusqu’à une fondation rationnelle de nos actions, ou faut-il se contenter d’une description de nos pratiques parce que chacun sait au fond ce qui est moral et ce qui ne l’est pas — ou du moins chacun applique plus ou moins consciemment les normes du groupe social auquel il appartient ? Deux philosophes cernent bien le problème qui se pose à la philosophie morale. « Schopenhauer disait : “Prêcher la morale est facile, fonder la morale est difficile” (Moral predigen ist leicht, Moral begründer schwer). Wittgenstein a repris cette opposition du discours moral et de la philosophie, mais il l’a présentée ainsi : “prêcher la morale est difficile, fonder la morale est impossible” (Moral predigen ist schwer, Moral begrunden unmöglich). Pour Schopenhauer, tout le monde sait bien ce qui est moral : aussi est-il facile de prêcher la morale. C’est pourquoi on attend du philosophe autre chose : qu’il fonde la morale. Wittgenstein se sert de la maxime bien frappée de Schopenhauer pour présenter tout autrement la situation : l’office du philosophe n’est ni de prêcher, ni de fonder. Mais alors la philosophie morale n’est-elle pas dans l’impasse ? »[8].
Si chacun sait ce qui est moral, mais puisque chacun n’applique pas ce savoir, il faut prêcher la morale. Ce que fait l’homme de Dieu, qui rappelle les principes (divins) et exhorte les âmes (faibles) à agir conformément à ces principes (prêche). Mais le philosophe n’est pas un prédicateur et il ne peut, par méthode, déduire la connaissance éthique d’une révélation ou du commentaire d’un texte sacré. Il doit examiner rationnellement la morale, essayer de dégager les principes d’une connaissance éthique. Mais la raison peut-elle fonder la morale ou peut-elle démontrer la rationalité des principes de la morale ? Une morale universelle est-elle possible ? Autrement dit, la raison peut-elle rendre raison de tous les usages du verbe “devoir“ ?
Alors la question revient : que doit et que peut la philosophie en morale ?
Laurent Cournarie, Professeur de chaire supérieure 1ère Supérieure Philosophie
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