Pour Hobbes (philosophe Anglais, 16e et 17e siècle), il faut maximiser la quantité de bien être dans la société. Une restriction de liberté est acceptable si elle accroit le bien être global. En Europe nous avons deux types de vision morales : républicaine d’une part (France Allemagne) utilitariste d’autre part (UK). Cette vision morale et culturelle conditionne le comportement du législateur.
L’état a la possibilité de priver de liberté. En démocratie, cette possibilité est le résultat de la tyrannie de la majorité sur la minorité. On a vu précédemment que les réglementations successives sont rarement remises en cause. Y compris en changeant de majorité. Lorsque la démocratie change de camp les lois de la majorité précédente sont bricolées sans les refondre totalement afin de préserver la paix sociale. On voit ça en France depuis plusieurs dizaines d’années.
On empile des couches de réglementations rendant le détricotage encore plus difficile.
La réglementation produit des déterminismes ou les cycles se répètent puisqu’on ne se donne pas le choix de changer radicalement.
Poser des limites sous forme de règles et de contraintes suppose :
- Que l’on se concentre sur le fait de respecter la règle,
- Qu’il y aura toujours quelqu’un pour ne pas la respecter,
- Que l’on n’analyse pas les conséquences des actes commis par ceux qui les transgressent dans la mesure où on ne regarde que la sanction.
Bref, on n’en analyse pas la pertinence !
Pour illustrer ceci, la manipulation génétique des embryons humains pour la recherche est autorisée en chine et l’a été récemment en UK. En France non. Et les OGM… ?
Si on réglemente dans notre pays pour une cause doctrinaire, qu’en est-il en dehors de nos frontières ? Pour quelle utilité ? Pour quels effets chez nous ? Est-ce productif, contreproductif ? Qui aura raison in fine ? Nous ? Ou les autres pays ? A quoi sert-il de réglementer chez nous si d’autres font le contraire ? De quelle capacité d’influence disposons nous ? La contrainte est-elle la bonne solution ?
Le temps politique est très long. Temps de la délibération, de la rédaction, de la mise en application. Les états sont déjà en déclassement face à la très grande réactivité technologique et économique. Là où la technologie peut bouleverser le monde économique, les comportements sociétaux, les états mettent énormément de temps à réagir, et le font nécessairement de façon inappropriée puisqu’ils courent après le réel. Ubérisation signifie la construction de modèles économiques et sociétaux efficaces, et s’affranchissant des règles. La réponse des états est tardive, sous pression des lobbys des modèles classiques, en apportant une réponse clientéliste. Comme le dit Luc Ferry nous sommes face à des légitimités qui s’opposent entre acteurs de l’ancien modèle et du nouveau. Il n’y a pas de bons ou de mauvais, des méchants ou des gentils, mais des légitimités qui s’opposent. Lorsque la réglementation favorise l’un, elle « provoque » l’autre qui naturellement n’en restera pas là ! Il faut donc apporter une réponse globale, réactive, flexible et être capable de changer rapidement ses choix (y compris radicalement) dans la mesure où ils peuvent avoir des conséquences lourdes.
En poursuivant ainsi, ce déclassement des états pourrait s’intensifier. De là à ce qu’ils soient remis en cause ? Nous sommes en 2019, ça nous parait inconcevable. Qu’en sera-t-il en 2119 ? Ce qui peut nous paraitre grave aujourd’hui peut ne pas l’être demain.
Posons-nous la question : et si les états disparaissaient ? Oserais-je dire que ce n’est peut-être pas si grave vu leur efficacité actuelle à envoyer le peuple dans la rue et provoquer un peu partout des votes populistes aux conséquences non comprises… Il est temps de s’interroger sur le fond. Les états ne sont jamais que la continuité de l’histoire des monarchies ayant contrôlé des zones géographiques et leur population par la force. Puis se sont construit autour d’un socle culturel démocratique pour beaucoup (pas tous), donnant ainsi au peuple un sentiment d’appartenance. Du reste, ce dernier est de moins en moins respecté et de plus en plus controversé pour de multiples raisons que je ne déclinerai pas ici ceci n’étant pas le sujet. Mais cette vision, ces mythes, auront-ils un sens dans un siècle, quand la globalisation, la rapidité des échanges, sur fond technologique, produisant et diffusant de l’information à la vitesse de la lumière, permettront d’avoir la même offre plus efficace, moins chère (peut être gratuite, avec des contreparties non financières) et venant de l’autre côté de la planète (offre de financement de la santé par exemple, médicales etc.) ?
Si les règles sont longues à mettre en place et inadaptées de façon récurrentes que va-t-il se passer ? Les mondes techno-scientifiques et économiques vont prendre le pouvoir de façon non maitrisée. On y est déjà. Voyez la puissance des GAFA et BATX ! Quel est la force des états face aux géants du numérique ? Mis à part quelques coups de boutoir sans vision globale ; avec un manque évident de cohérence ? Un peu comme une équipe de rugby dont les joueurs agiraient en fonction des cris dans les tribunes. Qu’en serait le résultat ?
Chaque réglementation donne un sentiment de contrainte, de lourdeur, bref de privation de liberté. C’est très significatif en France. Or on pourrait au contraire libérer et conduire à l’autonomie, générer de l’interdépendance plutôt que de soumettre le peuple à la dépendance. Provoquer des bifurcations sociétales (et non des révolutions) pour sortir de notre déterminisme structurel.
Comment construire des états flexibles dans une approche systémique ? Au vu des réflexions ci-dessus, deux voies peuvent se présenter :
- Premier scénario : Des Etats déclassés, dépassés, par la force des choses sans plus aucune force politique et retranchés dans la seule gestion des infrastructures et de la sécurité. On aurait ainsi pour conséquence :
- L’émergence d’un gouvernement mondial : Certains l’évoquent comme étant « LA SOLUTION ». A mon sens ce serait une énorme bêtise (je pèse mes mots…). On voit l’effet de l’Europe technocratique avec ses réglementations éloignées des populations et du terrain. Je redoute une dictature mondiale soft ! Le pire serait qu’elle ne le soit pas (soft)… couplée avec les moyens technologiques dont nous disposons, il y a vraiment de quoi s’inquiéter.
- Ou un monde livré aux seules forces du marché.
- Deuxième scénario : Des Etats adaptés au monde qui arrive, et non à celui qui vient d’arriver. Pour qu’ils le soient, il leur faudra devenir agiles, innovants, techno-scientifiques, flexibles, réactifs. Et donc en correspondance avec le monde d’aujourd’hui. Donc tout le contraire de ce qu’ils sont.
Que préférons nous ?
Je me demande encore si les états auront un sens dans un siècle, mais si je dois choisir une option aujourd’hui, j’opte pour le deuxième scénario. Or, comment construire un état « scénario 2 » ?
Les modèles constitutionnels ne peuvent plus se limiter aux logiques parlementaires telles qu’elles existent aujourd’hui…
En démocratie représentative le peuple est sensé élire des spécialistes de la politique aptes à prendre les bonnes décisions à sa place. Avec le Big Data, on élit des spécialistes des outils numériques et de la communication. Une fois au pouvoir c’est plus compliqué…
Pour autant la seule compétence en politique est aujourd’hui insuffisante. Le monde atteint un tel niveau de complexité techno-scientifique qu’il nous faudrait élire aussi une communauté scientifique, philosophique, économique et sociétale à pouvoir équivalent.
Et pour valider que ces structures ne soient pas composées de simples opportunistes ou clientélistes, une instance de supervision susceptible de proposer l’invalidation du vote. Ça semble utopique, mais est, de mon point de vue, la seule façon pour ne pas attendre l’élection suivante susceptible d’avoir lieu plusieurs années plus tard perdant ainsi un temps aux conséquences lourdes. Les élus doivent être responsabilisés comme le sont les chefs d’entreprises. Aujourd’hui on les harcèle sur leur train de vie, ou leur utilisation personnelle des deniers de l’Etat. Facile pour les petits journalistes mesquins de faire une chasse aux sorcières. Mais juger des conséquences de leurs choix politiques de façon rationnelle et chiffrée c’est beaucoup plus compliqué. Les médias, pour beaucoup n’ont pas forcément de posture analytique, mais une critique ciblée pour attirer le lecteur, ce qui est normal. Ou pour les moins élégants d’entre eux (je pèse mes mots), faire du buzz ; donc de l’argent…. Contrairement à ce que l’on peut croire, les médias ne sont pas un contrepouvoir. Je suis conscient du risque de m’attirer les foudres de ces derniers. Ils sont un secteur de l’économie dont l’objectif est de faire du profit. Je ne suis pas contre, bien entendu ; mais il n’est pas possible de revendiquer une position de contre-pouvoir en ayant des enjeux financiers. Comment justifier l’exhaustivité, la complétude, la rationalité du débat dans ce contexte ? Certes ils sont utiles en tant qu’agitateurs d’opinion. Il faut secouer les idées pour obtenir le dépassement de soi. Mais, agiter des idées est une chose. Introduire une analyse complète et objective en est une autre.
Il faut donc une structure dédiée à un contre-pouvoir rationnel et désintéressé. Bien entendu, cette instance de supervision ne peut agir que sur des critères extrêmement rationnels et avec des processus d’évaluation tout autant rigoureux. Ceux-ci restant à définir. Il y a là un travail extrêmement important aux répercussions constitutionnelles qui nécessiterait l’écriture d’un livre entier.
Je résume donc : deux instances ; des élus politiques et des élus « socio-scientifiques » (pour résumer), puis une instance de supervision. Ensuite, les principes de fonctionnement doivent être définis pour l’articulation entre ces trois instances. Avec quelques fondamentaux tels que l’agilité, la réversibilité (avec des délais et des critères précis), et qui décide in fine (ça, c’est très compliqué).
J’imagine aussi la mise en place d’une instance de supervision semestrielle avec des critères objectifs chiffrés pour valider l’efficacité de toute disposition politique, performance publique ou lois. Cette notion d’efficacité chiffrée peut contenir des effets « cliquets » qui, de fait, annule la réglementation et renvoie la main au législateur se remettant au travail pour proposer des solutions pertinentes. N’oublions pas la grammaire de catégories de Paul-Antoine Miquel en matière techno-scientifique : on peut aussi imaginer un principe comparable en matière d’évaluation des performances de l’Etat.
Faut-il ensuite élire un monarque spécialiste du big data ? Qui nomme un premier ministre souverainement. Cette rencontre entre un homme et un peuple ne me semble plus adapté au 21e siècle. A mon avis, il s’agit plutôt de la rencontre entre une compétence (en termes de savoir-faire ET de savoir-être) et son époque. Je ne pense pas pertinent que ce soit le peuple qui l’élise, mais une forme de « grands électeurs » issus des assemblées compétentes (politiques et techno-scientifique).
Il y a là une véritable révolution en termes de principes organisationnels de l’Etat. Tout doit être orienté sur la performance factuelle et chiffrée des dispositions du gouvernement et du législateur, avec invalidation automatique pour faute de résultat.
Reste à construire un modèle d’interaction permanente entre toutes ces structures. Le simple fait de l’invalidation automatique va obliger à plus de rigueur dans les choix, plus de débats entre experts et politiques, plus de flexibilité et de réactivité. Plutôt que de figer, on entrera ici dans le systémique. Imaginons même la dissolution automatique des assemblées selon des critères comparables.
Ces idées ne peuvent être que critiquées. Pour le conservatisme qui sera largement majoritaire, mais aussi et surtout pour l’analyse, la construction, l’amélioration. On m’expliquera que je n’y connais rien n’ayant pas fait Sciences Po ou l’ENA. Pourquoi pas. Pourvu qu’on débatte et qu’on sorte enfin de nos modèles qui nous handicapent, confisquent, détournent les ressources, et ne savent plus s’adapter.
Alec Ross, conseiller du président Obama et de Hillary Clinton dit « la façon dont les états réagissent à cette perte systémique de contrôle et à la diffusion du pouvoir influera grandement sur le caractère et la performance de leur économie ». Il ressent parfaitement ce problème de déclassement des états et du risque systémique à ne pas s’adapter.
Pour qu’un système fonctionne, il faut de la confiance. Les banques centrales, les monnaies, les Etats doivent garantir cette confiance. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Je suis convaincu que ça passera par une nouvelle organisation de la démocratie adaptée aux enjeux du 21e siècle. Si on ne le fait pas on aura une lourde responsabilité à l’égard des générations futures.
Luc Marta de Andrade, président de U-Need Consulting et de NXU Think Tank
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